Ce mardi 9 décembre 2025, Alger Chaîne III recevait M. Ibrahim Djribia, président de la Chambre d’agriculture d’Alger. Une intervention dense, parfois technique, mais surtout profondément ancrée dans le réel : celui des champs, des marchés, de l’eau, des semences et des femmes et hommes qui font tenir l’agriculture algérienne debout, souvent loin des projecteurs.
Dès les premières minutes, le cœur du sujet est posé sans détour : la sécurité alimentaire n’est plus un slogan politique, mais une nécessité stratégique. Dans un monde marqué par les bouleversements climatiques, les tensions géopolitiques et l’instabilité des marchés internationaux, l’Algérie n’a plus le luxe de dépendre massivement de l’extérieur pour nourrir sa population. Aujourd’hui, rappelle M. Djribia, plus de 75 % des besoins alimentaires nationaux sont couverts par la production locale. Ce chiffre, souvent minimisé ou passé sous silence, dit pourtant beaucoup de la résilience silencieuse du secteur agricole.
Les filières dites stratégiques – céréales, lait, viandes – restent évidemment les plus sensibles. Sur les céréales, l’objectif est clair : satisfaire des besoins estimés à environ 9 millions de tonnes. Mais l’un des points les plus frappants de l’entretien concerne un fait largement méconnu du grand public : l’Algérie n’importe plus de semences céréalières depuis plus de trente ans. Ce résultat est le fruit du travail patient des ingénieurs et chercheurs de l’Institut des grandes cultures. Dans un pays souvent accusé de dépendance chronique, cette autonomie semencière est un acquis majeur, rarement reconnu à sa juste valeur.
La contrainte hydrique, elle, impose une réorganisation territoriale profonde. La céréaliculture étant largement pluviale au nord, l’orientation vers le sud, riche en réserves hydriques fossiles, devient un levier stratégique. Les grands projets structurants évoqués – Baladna avec le Qatar à partir de 2026, ou encore le partenariat avec l’Italie à Timimoun sur 36 000 hectares – s’inscrivent dans cette logique. On peut débattre des partenariats étrangers, mais il est difficile de nier qu’ils répondent à une vision de long terme, pensée à l’échelle nationale.
Sur le lait et la viande rouge, le constat est plus nuancé. La dépendance aux importations, notamment de poudre de lait, pèse lourdement sur la facture en devises. Là encore, le problème n’est pas tant la production que l’organisation globale de la filière, notamment l’alimentation animale. M. Djribia pointe clairement les dérives spéculatives et salue les nouveaux dispositifs de recensement des éleveurs et de régulation des intrants. Sans une maîtrise fine de ces maillons, toute ambition de souveraineté reste fragile.
La numérisation apparaît alors comme un fil conducteur essentiel. Non pas comme un gadget technocratique, mais comme un outil de vérité. Identifier précisément les agriculteurs, les cheptels, les surfaces, les rendements : c’est la condition minimale pour bâtir des politiques publiques crédibles. La plateforme nationale « Gorfati », l’attribution d’un identifiant unique par agriculteur, et bientôt la carte professionnelle avec QR code marquent une rupture réelle avec des décennies d’approximations. Un État qui ne connaît pas ses propres ressources avance à l’aveugle ; sur ce point, la numérisation est presque un acte de souveraineté.
L’un des moments les plus révélateurs de l’entretien reste cette phrase, reprise du président de la République : « les agriculteurs sont en avance sur l’administration ». Loin d’être une flatterie, c’est un constat. Pendant la pandémie de Covid-19, alors que les chaînes logistiques mondiales se désorganisaient, les marchés algériens sont restés approvisionnés. Fruits, légumes, produits de base : la disponibilité était là, en quantité et en qualité. Ce jour-là, l’agriculture algérienne a prouvé, sans discours, qu’elle était un pilier de la sécurité nationale.
L’exemple de la filière pomme, développé longuement dans l’émission, illustre parfaitement cette dynamique. En quelques années, Batna et Khenchela sont devenues des pôles majeurs, avec plus de 4 millions de quintaux produits sur environ 12 000 hectares. Le saut technologique est spectaculaire : de 300 à 3 000 arbres par hectare. Cette réussite repose sur la protection du marché local, l’encadrement technique, l’implication de jeunes ingénieurs et une vision territoriale intégrée. Routes, électricité, fibre optique : l’agriculture devient ici un levier de fixation des populations et de création de richesse locale. C’est sans doute l’un des exemples les plus concrets de développement endogène réussi.
La question des prix, en revanche, révèle une faille persistante. Des prix bas à la production, élevés à la consommation : le problème n’est pas agricole, mais commercial. M. Djribia est clair : la mission de l’agriculteur est de produire, pas de réguler les marchés. Sans concertation sérieuse entre agriculture et commerce, le consommateur comme le producteur restent perdants. Les investissements massifs dans les chambres froides – financés par six banques, sans intérêt, sur dix ans – vont dans le bon sens, mais ne suffiront pas sans une réforme globale de la chaîne de commercialisation. Tant que cette fracture subsistera, le sentiment d’injustice persistera chez les agriculteurs.
Enfin, le foncier agricole demeure le nœud gordien. Sans sécurité foncière, pas d’investissement durable. Les lourdeurs bureaucratiques accumulées depuis des années ont freiné des milliers de projets. Les nouvelles orientations, les textes récents et la volonté affichée de régler ce dossier avant fin 2025 ouvrent une fenêtre d’opportunité. Mais M. Djribia insiste sur un point fondamental : la recherche et la science n’ont de sens que si elles dialoguent avec le terrain. Un conseil scientifique déconnecté des chambres d’agriculture et des opérateurs resterait un slogan vide. La modernisation ne se décrète pas, elle se construit collectivement.
Au fil de cet entretien, une conviction s’impose : l’agriculture algérienne n’est ni archaïque ni immobile. Elle avance, souvent dans l’ombre, portée par des agriculteurs pragmatiques, des ingénieurs engagés et une jeunesse qui réinvestit la terre avec des outils modernes. Le défi n’est plus de produire, mais d’organiser, de réguler et de faire confiance à ceux qui sont déjà sur le terrain.
Hope & ChaDia