La chute de Damas et la montée de Hay’at Tahrir al-Sham (HTS) signalent un changement dangereux en Syrie, approfondissant l’instabilité régionale et l’isolement de la Palestine. D’Israël à la région du Sahel en Afrique, que va-t-il se passer ensuite ?
Houmam al-Sayed (Syrie), Namle, 2012.
Chers amis,
Salutations depuis le bureau de Tricontinental : Institut de recherche sociale.
L’un des événements les plus marquants de ces derniers mois a été la chute de Damas. Cette chute était initialement attendue il y a plus de dix ans, lorsque des armées rebelles financées par le Qatar, la Turquie, l’Arabie saoudite et les États-Unis encerclaient les abords de la Syrie et menaçaient le gouvernement de l’époque du président Bachar al-Assad. Ces armées, soutenues par des pays riches et puissants, étaient composées de plusieurs acteurs, notamment :
- Des pans de la population en colère contre la détresse économique causée par l’ouverture de l’économie et la dévastation subséquente des petites entreprises manufacturières, lesquelles souffraient face à la puissance émergente de l’industrie manufacturière turque ;
- La paysannerie du nord, frustrée par l’absence de réponse adéquate du gouvernement face à la longue sécheresse qui les a contraints à migrer vers les villes du nord comme Alep et Idlib ;
- Des secteurs de la petite bourgeoisie laïque mécontents de l’échec du Printemps de Damas de 2000-2001, qui avait initialement promis des réformes politiques issues des muntadayāt (discussions de forum) tenues à travers le pays ;
- Les Frères musulmans syriens, profondément mécontents, issus de la petite bourgeoisie pieuse, qui avaient été écrasés en 1982 et sont réapparus, inspirés par le rôle des Frères musulmans dans les protestations de 2010-2011 en Tunisie et en Égypte ;
- Des forces islamistes enthousiastes, formées par Al-Qaïda en Irak et désireuses de faire flotter le drapeau noir du jihadisme sur les plus hauts remparts de Damas.
Malgré l’échec de ces factions de l’opposition syrienne en 2011, ce sont en grande partie ces mêmes forces qui ont réussi à renverser le gouvernement d’Assad le 7 décembre 2024.
Il y a un peu plus de dix ans, le gouvernement d’Assad est resté au pouvoir principalement grâce au soutien de l’Iran et de la Russie, mais aussi en partie grâce à l’implication – dans une moindre mesure – des pays voisins comme l’Irak et le Hezbollah (Liban). Assad n’était pas prêt pour ce combat. Il est devenu président en 2000 après la mort de son père, Hafez al-Assad, qui avait pris le pouvoir par un coup d’État militaire en 1971. Bachar al-Assad a grandi dans le confort et a étudié pour devenir ophtalmologue au Royaume-Uni. Lorsque les armées rebelles se sont approchées de Damas en décembre de cette année, Assad a fui à Moscou avec sa famille, affirmant qu’il voulait se retirer de la politique et reprendre sa carrière d’ophtalmologue. Il n’a pas fait de déclaration à son peuple pour les encourager ou leur dire que ses forces continueraient le combat. Il n’y a eu aucun mot réconfortant. Il est parti discrètement, de la même manière qu’il est apparu, abandonnant son pays. Quelques jours plus tard, sur Telegram, Al-Assad a publié un texte, mais il était timide.
Hakim al-Akel (Yémen), L’Histoire symbolique de la joie arabe (Arabie heureuse), 1994.
Après avoir été vaincus par les forces syriennes, iraniennes et russes en 2014, les rebelles syriens se sont regroupés dans la ville d’Idlib, non loin de la frontière turque avec la Syrie. C’est là que la principale force d’opposition a rompu avec Al-Qaïda en 2016, a pris le contrôle des conseils locaux et s’est imposée comme le seul leader de la campagne anti-Assad. Ce groupe, Hay’at Tahrir al-Sham (Organisation de libération du Levant, ou HTS), est désormais au pouvoir à Damas.
Directement issue d’Al-Qaïda en Irak, la HTS n’a pas pu se défaire de ses racines et reste une organisation profondément sectaire avec l’ambition de transformer la Syrie en califat. Depuis son temps en Irak et dans le nord de la Syrie, le chef de la HTS, Abou Mohammed al-Joulani, s’est forgé une réputation de grande brutalité envers les nombreuses minorités de Syrie (en particulier les Alaouites, les Arméniens, les Kurdes et les chiites), qu’il considérait comme des apostats. Al-Joulani est bien conscient de sa réputation, mais il a remarquablement changé la manière dont il se présente. Il a abandonné les signes extérieurs de ses jours au sein d’Al-Qaïda ; il a taillé sa barbe, porte un uniforme kaki discret et a appris à s’exprimer dans les médias avec des tons mesurés. Dans une interview exclusive avec CNN diffusée au moment où ses forces prenaient Damas, al-Joulani a évoqué les actes meurtriers commis en son nom comme de simples erreurs de jeunesse. On aurait dit qu’il avait été formé par une entreprise de relations publiques. Ce n’est plus le fou d’Al-Qaïda, mais il est désormais présenté comme un démocrate syrien.
Le 12 décembre, j’ai parlé à deux amis de communautés minoritaires situées dans différentes parties de la Syrie. Les deux ont dit qu’ils craignaient pour leur vie. Ils comprennent que, bien qu’il y ait une période de jubilation et de calme, ils finiront par faire face à des attaques sévères. Ils ont déjà commencé à entendre des rapports d’attaques de petite envergure contre des familles alaouites et chiites de leur réseau. Un autre ami m’a rappelé qu’il y avait eu un calme en Irak après la chute du gouvernement de Saddam Hussein en 2003 ; quelques semaines plus tard, l’insurrection a commencé. Une insurrection similaire des anciennes forces gouvernementales pourrait-elle avoir lieu en Syrie après s’être recomposées de la chute précipitée de l’État ? Il est impossible de savoir à quoi ressemblera le tissu social de la nouvelle Syrie, étant donné le caractère des personnes qui ont pris le pouvoir. Ce sera particulièrement vrai si ne serait-ce qu’une fraction des sept millions de Syriens déplacés pendant la guerre rentrent chez eux et cherchent à se venger de ce qu’ils considéreront sûrement comme des mauvais traitements qui les ont forcés à fuir à l’étranger. Aucune guerre de ce type ne se termine par la paix. De nombreuses rancunes restent à apaiser.
Safwan Dahoul (Syrie), Rêve 92, 2014.
Sans détourner l’attention du peuple syrien et de son bien-être, nous devons également comprendre ce que ce changement de gouvernement signifie pour la région et le monde. Voyons les implications dans l’ordre, en commençant par Israël et en terminant par la région du Sahel en Afrique.
Profitant de la guerre civile qui a duré dix ans en Syrie, Israël a régulièrement bombardé des bases militaires syriennes pour affaiblir l’Armée arabe syrienne (AAS) et ses alliés (notamment l’Iran et le Hezbollah). Au cours de l’année écoulée, dans le cadre de l’escalade du génocide contre les Palestiniens, Israël a également intensifié ses bombardements sur toute installation militaire qu’il soupçonnait d’être utilisée pour ravitailler l’Iran et le Hezbollah. Israël a ensuite envahi le Liban pour affaiblir le Hezbollah, réussissant à assassiner son chef de longue date, Sayyed Hassan Nasrallah, et à envahir le sud du Liban, où le Hezbollah avait ses racines.
Comme s’il s’agissait d’une coordination, Israël a fourni un soutien aérien à la progression de la HTS depuis Idlib, bombardant des installations militaires syriennes et des postes de l’AAS pour démoraliser les forces armées syriennes. Lorsque la HTS a pris Damas, Israël a renforcé sa division 210 dans le Golan occupé (saisi en 1973) et a ensuite envahi la zone tampon des Nations unies (créée en 1974). Les chars israéliens ont avancé au-delà de la zone tampon, se rapprochant de Damas. La HTS n’a à aucun moment contesté cette occupation israélienne de la Syrie.
Turquie
Le gouvernement turc a soutenu militairement et politiquement la rébellion de 2011 dès le départ, accueillant le gouvernement syrien des Frères musulmans en exil à Istanbul. En 2020, lorsque l’AAS a lancé une offensive contre les rebelles à Idlib, la Turquie a envahi la Syrie pour obtenir un accord garantissant que la ville ne serait pas touchée. La Turquie a également facilité la formation militaire de la plupart des combattants qui ont progressé sur l’autoroute M5 en direction de Damas et a fourni des équipements militaires aux armées combattant à la fois les Kurdes au nord et l’AAS au sud.
C’est par la Turquie que divers islamistes d’Asie centrale ont rejoint le combat de la HTS, y compris des Ouïghours de Chine. Au cours de la dernière décennie, la Turquie a envahi deux fois la Syrie, s’emparant de territoires syriens qu’elle revendique comme étant des terres historiques turques. Ces territoires ne seront pas rendus à la Syrie sous le gouvernement de la HTS.
Liban et Irak
Après la chute du gouvernement de Saddam Hussein en 2003, l’Iran a construit un “pont terrestre” pour approvisionner ses alliés au Liban (Hezbollah) et en Syrie. Avec le changement de gouvernement en Syrie, il sera désormais plus difficile de ravitailler le Hezbollah. Le Liban et l’Irak se retrouveront donc à la frontière d’un pays gouverné par un ancien affilié d’Al-Qaïda.
Bien qu’il ne soit pas encore clair ce que cela signifie exactement pour la région, il est probable que la présence d’Al-Qaïda sera renforcée et que ses ambitions d’affaiblir le rôle des chiites dans ces pays se manifesteront. Cela pourrait avoir de graves répercussions sur la stabilité des deux pays.
Palestine
Les implications de ce changement de gouvernement pour la lutte de libération palestinienne sont extraordinaires. Étant donné le rôle d’Israël dans l’affaiblissement de l’armée d’Assad au profit de la HTS, il est peu probable qu’Abou Mohammed al-Joulani (chef de la HTS) conteste l’occupation israélienne de la Palestine. De plus, il ne permettra pas à l’Iran de ravitailler le Hezbollah ou le Hamas.
Bien que le nom d’al-Joulani fasse référence au Golan (région syrienne occupée par Israël), il est inconcevable qu’il se batte pour récupérer le plateau du Golan au profit de la Syrie. Les “tampons” d’Israël au Liban et en Syrie viennent s’ajouter à l’attitude de complaisance régionale vis-à-vis de ses actions. Ce processus a déjà été entériné par les traités de paix qu’Israël a signés avec l’Égypte (1979) et la Jordanie (1994). Aucun des voisins d’Israël ne posera une menace à ce moment.
Pour les Palestiniens, cela signifie un isolement croissant. La résistance se poursuivra, mais il n’y aura plus de voisin prêt à fournir un soutien logistique ou militaire.
Sahel
Les États-Unis et Israël forment essentiellement un seul et même bloc lorsqu’il s’agit de géopolitique. Par conséquent, la victoire d’Israël en Syrie est aussi une victoire pour les États-Unis. Le changement de gouvernement en Syrie affaiblit non seulement l’Iran à court terme, mais affaiblit également la Russie (un objectif stratégique à long terme des États-Unis).
La Russie utilisait les aéroports syriens pour ravitailler ses avions de transport militaire en route vers plusieurs pays africains. Avec la chute du gouvernement syrien, il n’est plus possible pour la Russie d’utiliser ces bases, ce qui complique la logistique militaire russe en Afrique, notamment au Sahel. Cette situation offre une opportunité stratégique aux États-Unis, qui pourraient pousser les pays voisins du Sahel, comme le Nigéria et le Bénin, à lancer des opérations militaires contre les gouvernements de transition au Burkina Faso, au Mali et au Niger. Cela nécessitera une surveillance étroite, car ces pays sont considérés comme des bastions de résistance contre l’ordre géopolitique actuel.
Djamila Bent Mohamed (Algérie), Palestine, 1974.
Réflexion finale
En juillet 1958, plusieurs poètes ont organisé un festival à Akka (en Palestine occupée de 1948). L’un des poètes participants, David Semah, a écrit “Akhi Tawfiq” (Mon frère Tawfiq), dédié au poète communiste palestinien Tawfiq Zayyad, qui se trouvait en prison en Israël au moment du festival. Le poème de Semah nous ancre dans la sensibilité qui est si désespérément nécessaire à notre époque :
“S’ils sèment des crânes dans sa terre,
Notre récolte sera l’espoir et la lumière.”
Chaleureusement,
Vijay
Traduit de https://thetricontinental.org/newsletterissue/how-to-understand-the-change-of-government-in-syria/