Que se passerait-il si le commerce international des denrées alimentaires s’arrêtait soudainement ? C’est à cette question que tente de répondre une étude rigoureuse menée par des chercheurs des universités de Göttingen en Allemagne et d’Édimbourg au Royaume-Uni, publiée dans la revue scientifique Nature Food en 2025.
Les auteurs de cette recherche ont passé au crible les capacités de 186 pays à nourrir leur population en se basant exclusivement sur leur production intérieure. Leurs travaux se sont concentrés sur sept grands groupes alimentaires essentiels à un régime équilibré : céréales et féculents, légumes, fruits, produits laitiers, viandes, légumineuses/noix/graines, poissons et fruits de mer.
À partir de ces données, les pays ont été classés selon le nombre de groupes pour lesquels ils sont autosuffisants. Ce classement dessine une géographie inédite de la sécurité alimentaire mondiale, révélant des vulnérabilités insoupçonnées.
Une hiérarchie mondiale en matière d’autosuffisance
L’étude distingue cinq grands niveaux de résilience alimentaire :
Tout en haut de l’échelle, un seul pays au monde — le Guyana — serait capable de subvenir pleinement aux besoins de sa population dans les sept groupes alimentaires étudiés. La Chine et le Vietnam suivent de près, se montrant autosuffisants dans six groupes.
Un échelon en dessous, une vingtaine de pays, principalement des puissances agricoles d’Europe de l’Est, d’Amérique latine et d’Océanie, seraient capables de couvrir cinq groupes. La France, la Pologne ou la Roumanie, pour leur part, atteindraient quatre groupes, correspondant à une situation qualifiée de « bonne à gérable ».
La catégorie intermédiaire — dite « gérable » — regroupe les pays qui parviennent à assurer l’autosuffisance dans trois groupes alimentaires. C’est dans ce groupe que se situe l’Algérie, aux côtés de certains pays méditerranéens comme l’Espagne, le Portugal, l’Italie (partiellement), ainsi que quelques pays d’Amérique du Sud.
Enfin, les pays les plus dépendants, avec une autosuffisance sur seulement un ou deux groupes, se trouvent majoritairement dans le Golfe, le Sahel ou en Asie du Sud : Afghanistan, Émirats arabes unis, Qatar, Koweït, Yémen, Irak, Macao.
La position de l’Algérie : forces et faiblesses
D’après l’étude, l’Algérie se distingue par une pleine autosuffisance dans trois catégories :
les fruits,
les légumes,
les produits laitiers.
Ces trois filières agricoles assurent non seulement une couverture totale des besoins nationaux, mais génèrent même des excédents.
En revanche, la situation est plus contrastée pour les autres groupes :
en matière de viande, le pays atteint un niveau de couverture compris entre 80 % et 100 %, ce qui reste partiel selon les critères de l’étude ;
pour les céréales, élément central de l’alimentation algérienne, l’autosuffisance n’est que de 40 % à 60 %, un point de fragilité important ;
les légumineuses, les noix et les graines, de même que les poissons et fruits de mer, sont des secteurs où l’Algérie affiche une autosuffisance très faible, de l’ordre de 0 % à 20 %.
Ce positionnement place objectivement l’Algérie dans la catégorie des pays à résilience « gérable » : une base solide existe, mais plusieurs chaînes alimentaires stratégiques demeurent sous-développées ou dépendantes des importations.
Une situation relativement favorable dans son environnement régional
Comparée à ses voisins, l’Algérie se situe dans le haut du tableau régional. Sa situation est meilleure que celle de la Tunisie, qui oscille entre deux et trois groupes couverts, et supérieure à celle du Maroc, très dépendant des importations de céréales et de légumineuses.
À l’échelle du Maghreb et de l’Afrique du Nord, seul l’Égypte rivalise avec l’Algérie sur certains groupes, notamment grâce à ses importantes capacités céréalières.
Au-delà de sa région immédiate, l’Algérie surpasse largement les pays du Golfe, dont la dépendance au commerce extérieur est presque totale. Elle fait également jeu égal avec plusieurs pays européens du sud, tels que l’Espagne et le Portugal, et se situe en retrait par rapport à des pays comme la France ou la Pologne.
Le cas édifiant des Émirats arabes unis : une vulnérabilité paradoxale
Parmi les enseignements les plus saisissants de l’étude figure la situation des Émirats arabes unis. Ce pays, souvent présenté comme un modèle de modernité et de puissance économique, apparaît en réalité comme l’un des plus fragiles au monde sur le plan alimentaire.
Selon les données de l’étude, les Émirats ne sont pleinement autosuffisants dans aucun des sept groupes alimentaires étudiés. Leur production locale est marginale dans toutes les catégories. L’essentiel de l’alimentation repose sur des importations massives, dépendantes de chaînes logistiques internationales extrêmement complexes et sensibles. Le contraste est d’autant plus frappant lorsqu’on compare cette situation à celle d’autres pays du Golfe. Le Koweït, par exemple, parvient à couvrir environ deux groupes alimentaires, tandis que l’Arabie saoudite a développé d’importantes capacités dans les produits laitiers, certaines céréales et viandes, lui permettant de se situer à un niveau intermédiaire. Les Émirats, en revanche, se retrouvent, sur le plan de l’autosuffisance, au même niveau que des pays en crise profonde comme l’Afghanistan et le Yémen. Ce paradoxe met en lumière une dépendance structurelle dangereuse : un pays soit disant à la pointe de l’innovation technologique et financière, mais totalement vulnérable dès lors qu’il s’agit de nourrir sa population par ses propres moyens. En cas de crise globale entraînant un blocage du commerce international, les Émirats figureraient parmi les premières nations confrontées à une pénurie alimentaire rapide, sans filet de sécurité domestique suffisant pour amortir le choc.
L’Algérie, tiendra avec des ajustements à sa portée
Dans un scénario extrême — rupture prolongée du commerce international, conflit majeur, crise systémique mondiale —, l’Algérie ne serait pas parmi les pays les plus exposés. Avec des ajustements alimentaires raisonnés (réduction des céréales raffinées importées, développement des cultures de légumineuses locales, relance de la pêche artisanale) et en acceptant une certaine privation de produits de luxe ou non essentiels, le pays pourrait maintenir la couverture des besoins alimentaires fondamentaux de sa population.
Le potentiel agricole de l’Algérie est réel. En réorientant certaines politiques agricoles et en stimulant la production nationale sur les filières faibles, il est parfaitement envisageable de renforcer encore cette résilience et de passer dans le groupe supérieur, aux côtés des pays les mieux préparés.
Suggestion stratégique : renforcer l’autonomie alimentaire de l’Algérie
Face aux vulnérabilités identifiées, il apparaît opportun de lancer un plan national ciblé pour porter l’Algérie vers un niveau supérieur d’autonomie alimentaire. Voici cinq axes d’action recommandés :
1. Sécuriser les céréales stratégiques : Accroître les surfaces emblavées en blé dur, orge et céréales adaptées au climat national. Mobiliser les hautes plaines, favoriser les cultures sahariennes innovantes, investir dans les infrastructures de stockage et les capacités de semences.
2. Relancer les légumineuses nationales : Structurer des filières de production et de transformation de légumineuses à travers des coopératives rurales, en encourageant leur intégration dans les rotations culturales. Restaurer la place traditionnelle des pois chiches, lentilles, haricots dans le régime alimentaire.
3. Diversifier les protéines animales : Valoriser les élevages ovins, caprins et avicoles à travers des politiques de soutien adaptées aux petites exploitations. Encourager l’élevage extensif dans les zones adaptées, pour réduire la pression sur les importations de viande.
4. Développer la pêche et l’aquaculture : Moderniser la flotte de pêche artisanale, encourager les projets d’aquaculture côtière et continentale, et renforcer les infrastructures de conservation et de distribution des produits de la mer.
5. Structurer les chaînes de transformation agroalimentaire : Soutenir l’émergence de PME locales de transformation et de conservation alimentaire. Mieux valoriser les excédents agricoles, réduire les pertes post-récolte, favoriser les circuits courts pour stabiliser l’offre intérieure.
Ce plan pourrait être mis en œuvre de manière progressive, avec des résultats tangibles sur trois à cinq ans, renforçant ainsi la souveraineté alimentaire de l’Algérie face aux risques systémiques globaux.
Pour celles et ceux qui souhaitent consulter l’étude complète :
Jonas Stehl et al., Gap between national food production and food-based dietary guidance highlights lack of national self-sufficiency, Nature Food (2025). DOI : 10.1038/s43016-025-01173-4