À la mémoire des quatre supporters du Mouloudia disparus lors du drame du stade du 5 Juillet, je voulais rappeler, à travers ces lignes, que derrière chaque tiffo immense et chaque tribune en fusion, il y a des hommes et des femmes dont l’engagement, la créativité et la solidarité méritent le respect.
Beaucoup imaginent qu’un tiffo est un simple drap colorié par des supporters bruyants. La réalité est toute autre. Concevoir un tiffo de mille mètres carrés, comme ceux qui ont fait la renommée des tribunes du Mouloudia d’Alger, relève d’une entreprise complexe qui nécessite des compétences précises et une organisation quasi-professionnelle.
Avant même de toucher un pinceau, il faut commencer par la conception du visuel. Cette étape implique la maîtrise de logiciels de dessin vectoriel ou, à défaut, un talent confirmé pour le tracé à main levée sur papier quadrillé. Il s’agit de créer une image capable d’être agrandie sans perdre en netteté, tout en respectant les contraintes de lisibilité depuis plusieurs dizaines de mètres. Chaque carré du dessin correspond à un mètre carré réel : une erreur de proportion suffit à déformer l’ensemble.
Ensuite, vient la phase de découpe et d’assemblage des tissus. Des rouleaux entiers sont déployés puis cousus bord à bord avec des machines adaptées. Il faut savoir calculer le métrage total, anticiper les marges de couture, connaître les caractéristiques des toiles ignifugées autorisées dans les stades. La moindre faiblesse sur une couture peut faire se déchirer le tiffo lors du déploiement.
La peinture elle-même exige un savoir-faire spécifique : certains groupes utilisent des peintures textiles qui ne craquent pas une fois sèches. D’autres choisissent des encres spéciales qui résistent à l’humidité et aux UV. Il faut doser les quantités, prévoir les temps de séchage, organiser la rotation des équipes de peintres. Une erreur de teinte ou un coup de pinceau déplacé devient irréversible sur 1000 mètres carrés.
LES TIFOS “PUZZLE”, UNE ORGANISATION À PART ENTIÈRE
Quant aux tifos “puzzle”, c’est-à-dire ceux fabriqués en morceaux carrés ou rectangulaires, ils relèvent d’une organisation à part entière.
Chaque carré mesure en général entre 2 et 4 mètres de côté et porte un numéro précis qui correspond à sa place dans le quadrillage général (exemple : B4, C7).
Cette méthode demande :
Un quadrillage millimétré du dessin original.
La découpe et la peinture de chaque segment avec un repérage exact.
La confection de bords renforcés pour éviter que les pièces ne s’effilochent.
Une logistique de distribution et de déploiement extrêmement rigoureuse : chaque porteur doit être à la bonne rangée, lever son panneau au bon moment et tendre la toile avec régularité.
Je trouve que cette approche rend la réalisation beaucoup plus complexe, mais c’est aussi ce qui donne au tiffo cette allure parfaite, comme un immense puzzle vivant. C’est la démonstration la plus éclatante du sens de l’organisation, de la patience et de la discipline collective des supporters.
Je trouve qu’on sous-estime aussi la logistique qui encadre l’opération. Un tiffo de cette taille, une fois replié, peut peser plusieurs centaines de kilos. Il faut penser au transport, au stockage dans un local sécurisé, au repérage précis de chaque segment pour que le visuel se déploie sans confusion. Le jour du match, des dizaines de volontaires répètent les gestes à l’avance, parfois en pleine nuit, pour que le lever du tiffo se fasse en quelques secondes.
Contrairement à certaines idées reçues, ces étapes supposent un minimum de connaissances :
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Comprendre des plans techniques et des grilles de repérage.
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Maîtriser la géométrie élémentaire et la logistique de chantier.
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Connaître les règlements de sécurité imposés par la Ligue.
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Savoir travailler en équipe de manière coordonnée et disciplinée.
On est donc très loin du cliché romantique du supporter amateur bricolant une banderole à la va-vite. Ce qu’on voit dans un virage lors d’un grand match est souvent le résultat d’un projet planifié sur plusieurs semaines, avec une méthodologie qui ressemble à celle d’un atelier d’art ou d’un bureau d’études.
L’aspect voyoutisme dont certains aiment se saisir existe, bien sûr : quelques groupes ont pu basculer dans des débordements violents. Mais réduire cette culture à ces dérives, c’est passer à côté de l’essentiel. Le tiffo, en particulier, n’a rien d’un acte de vandalisme : c’est une démonstration de savoir-faire collectif, de passion canalisée et de fierté communautaire.
Au-delà de la prouesse technique, il faut aussi voir l’importance sociale de ce rituel. Le tiffo est un ciment d’appartenance : il donne aux jeunes un espace où se sentir utiles, fiers et valorisés. Il offre une occupation constructive qui fédère au lieu de diviser. Pour beaucoup, participer à sa réalisation est un moyen de rompre l’isolement, de se découvrir des talents insoupçonnés, d’apprendre la rigueur et la confiance mutuelle.
Ces créations géantes sont aussi des messages visuels puissants : elles racontent l’histoire d’un club, affirment l’attachement à une ville ou à une cause, revendiquent la dignité d’un public souvent méprisé par les instances. Elles rappellent que le football n’est pas seulement un divertissement, mais un langage populaire capable de transmettre fierté, espoir et mémoire collective.
Je pense qu’il faut reconnaître qu’un tel niveau d’exigence et de précision dépasse largement ce que beaucoup appelleraient de l’improvisation de “voyous”. Ceux qui parlent sans connaître ignorent qu’il s’agit d’un art populaire qui fait appel à des compétences que peu de gens possèdent.
La prochaine fois que vous verrez un virage se draper sous un voile immense, demandez-vous : qui sont ceux qui ont su coordonner autant de bras, de têtes et de cœurs ? Vous découvrirez que le tiffo est la preuve éclatante que le football peut devenir une école d’organisation, d’inventivité, de solidarité et de respect d’un projet commun.
Hope&ChaDia