Oui, le marché informel est un problème. Ce qui est frustrant, c’est que ce problème est facilement soluble. L’entrave est seulement la confusion créée par l’incompétence et certains cercles suspects, qui aboutit à une hésitation politique à le résoudre par une logique économique simple et transparente. Cela sera l’objet du prochain article sur le sujet, celui-la, est destiné aux semeurs de désespoir…
Les dernieres semaines, et comme toujours durant les periodes de fabrication politique de la tension social, le taux de change informel fait la une : l’euro dépasse 250 dinars, soit presque le double du taux officiel. Sur les réseaux sociaux et dans certaines tribunes, on brandit ce chiffre comme la preuve d’un « écroulement économique » et d’une « banqueroute annoncée ». Oui, c’est un problème sérieux qu’il faudra résoudre. Mais avant d’en faire le symbole d’un désastre irréversible, il faut regarder les chiffres de près, identifier qui alimente ce marché parallèle, et surtout mesurer sa taille réelle.
Car même si le Square d’Alger est malheureusement devenu une institution officieuse honteuse — un peu comme un cancer localisé sur un corps beau et sain — il faut regarder lucidement ce qu’il représente réellement dans l’économie algérienne.
Qui alimente le marché informel ?
Le marché parallèle fonctionne par une combinaison de plusieurs sources bien connues :
Premièrement, les remises de la diaspora algérienne. Depuis des décennies, des millions d’Algériens établis en Europe envoient de l’argent à leurs proches, financent la construction d’un logement ou mettent un peu de côté en vue d’un éventuel retour. La Banque Mondiale estime que ces transferts représentent chaque année environ 2 milliards de dollars.
Deuxièmement, il y a les visiteurs algériens établis à l’étranger, qui viennent passer les vacances d’été ou les fêtes religieuses au pays. Selon l’ONS, cela représente environ 1,2 million de personnes chaque année. Ces voyageurs apportent souvent du cash, qui peut être utilisé sur place ou revendu.
Troisièmement, le marché parallèle est alimenté par les voyageurs étrangers non-résidents, en majorité des Maghrébins frontaliers : Tunisiens, Libyens et, dans une moindre mesure, Marocains. Ces visiteurs apportent leurs devises en liquide, notamment lorsqu’ils séjournent quelques jours pour affaires ou tourisme.
Ces trois canaux forment l’essentiel de l’offre disponible sur le Square et dans les autres points de change informels du pays.
Un scénario maximaliste assumé
Pour dimensionner le phénomène de façon transparente, nous avons choisi de raisonner sur le scénario le plus élevé possible, afin de donner une idée de la borne supérieure :
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100 % des remises de la diaspora transiteraient hors circuit bancaire et viendraient alimenter le marché parallèle.
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100 % des devises apportées par les voyageurs seraient changées chez des cambistes.
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Les dépenses journalières seraient calculées au plus haut.
Dans la réalité, ces hypothèses sont excessives. Mais elles permettent de mesurer la limite maximale plausible.
Voici les chiffres détaillés :
Catégorie | Durée moyenne du séjour | Dépense moyenne par jour | Dépense totale par visiteur | Volume annuel |
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Remises diaspora hors visite | — | — | — | ~2 000 M USD |
Diaspora en visite | 21 jours | 50 USD | 1 050 USD | ~1 260 M USD |
Voyageurs étrangers non-résidents | 5 jours | 100 USD | 500 USD | ~1 250 M USD |
TOTAL annuel estimé : ~4,510 millions USD
Pourquoi ce scénario est vraiment la borne haute
Beaucoup de commentateurs avancent des chiffres extravagants sans expliquer leur méthode. Ici, on voit que même en additionnant toutes les sources et en supposant qu’absolument chaque dollar est converti, on n’atteint pas plus de 4,5 milliards USD par an.
Il faut aussi rappeler quelques évidences :
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La diaspora en visite : si on suppose qu’un ménage de 4 personnes apporte et change 1 050 dollars par adulte, cela représente 4 200 dollars à chaque séjour, un montant élevé quand on sait que la plupart logent chez leurs familles et paient leurs dépenses courantes en dinars.
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Les voyageurs étrangers : selon l’ONS, les Tunisiens représentent environ 50 à 60 % des entrées étrangères, suivis des Libyens et des Marocains. Ces visiteurs frontaliers dépensent souvent comme les Algériens, pas comme des touristes européens avec un budget de 500 dollars pour cinq jours.
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Les transferts de la diaspora : l’hypothèse que 100 % des fonds passent hors banques est une simplification extrême. En réalité, une part significative des retraites et des salaires est déclarée, ce qui réduit d’autant l’impact sur le Square.
La cohérence de cette estimation
Pour vérifier la cohérence de l’estimation, il suffit de regarder la demande potentielle. D’après l’ONS, environ 3,5 millions d’Algériens voyagent chaque année à l’étranger. Même en supposant que chacun dépense 1 000 dollars pendant son séjour, le besoin total annuel serait de 3,5 milliards USD. Ce chiffre est inférieur à notre estimation maximale d’offre disponible (~4,5 milliards USD). Cela prouve que ces hypothèses, bien qu’élevées, sont cohérentes : elles couvrent intégralement la demande potentielle, sans la dépasser de manière absurde.
D’ailleurs, c’est probablement à cause de cela que l’allocation touristique a été fixée à 750 euros, c’est-à-dire 750 × 3,5 millions d’Algériens = 2,625 milliards de dollars, soit bien en dessous de l’offre produite par les personnes physiques décrite ci-dessus.
Un problème oui, pas une apocalypse
Certains diront que 4,5 milliards USD, c’est énorme. Mais rapporté à la taille réelle de l’économie algérienne (PIB supérieur à 200 milliards USD en parité de pouvoir d’achat), aux réserves de change (45–70 milliards USD selon les périodes) et au volume commercial du pays, cela reste un flux important mais proportionné. Donc, ce marché représente au maximum environ 2,3 % du PIB, 6 à 10 % des réserves, 9 % des exportations totales et 8 % des importations annuelles, et il est complètement autofinancé (par des personnes physiques pour des personnes physiques).
En d’autre termes, Le marché informel des devises est un problème économique et budgétaire : il prive le pays de recettes fiscales, il complique la traçabilité des flux financiers et il contribue à une perception négative du dinar. Mais cela ne veut pas dire que l’économie algérienne est entièrement sous perfusion du Square.
Donc, oui, le marché informel est un problème. Ce qui est frustrant, c’est que ce problème est facilement soluble. L’entrave est seulement la confusion créée par l’incompétence et certains cercles suspects, qui aboutit à une hésitation politique à le résoudre par une logique économique simple et transparente. Cela sera l’objet du prochain article sur le sujet (celui-ci, encore une fois, est destiné aux semeurs de désespoir…).
Une question simple aux semeurs de désespoir
À ceux qui répètent inlassablement que « le dinar ne vaut plus rien », que « tout passe par le Square » et que « l’Algérie est condamnée à importer même son pain avec des valises de devises », il faut poser une question honnête :
Voulez-vous vraiment contribuer à la construction de solutions crédibles qui facilitent les transferts et réduisent les distorsions, ou préférez-vous simplement noircir l’image de votre propre pays, provoquer la sinistrose et monter le peuple contre l’État au profit de ceux qui, justement, bénéficient de la situation et bloquent les voix compétentes capables de résoudre ce problème ?
Certains se plaisent à dire que « la flambée du marché parallèle est la preuve que tout est ruiné », que « plus personne n’a confiance dans le dinar », et que « nous sommes revenus 50 ans en arrière ». Pourtant, les chiffres montrent qu’en proportion, le marché parallèle ne représente qu’un volume limité comparé à l’ensemble des flux de devises et qu’il s’explique davantage par l’inadéquation des circuits bancaires que par un prétendu effondrement général.
Il est facile de dresser un tableau apocalyptique, de répéter que « la population vit à genoux devant les cambistes », ou d’affirmer que « chaque importation est couverte en argent sale ». Mais la réalité est plus nuancée : la plupart des salaires, des importations stratégiques et des échanges économiques du pays continuent de se faire sur la base du taux officiel et des réserves mobilisées par l’État.
En vérité, ces critiques permanentes tournent souvent à la rhétorique : un refrain qui ne propose ni réforme concrète, ni solution opérationnelle. Il serait plus utile d’ouvrir le débat sur les vrais leviers : l’assouplissement du change officiel, la modernisation bancaire, la traçabilité des transferts et l’attractivité des canaux formels.
Car poser les problèmes n’est pas les souhaiter, mais se complaire dans une mise en scène de la faillite ne relève plus de l’analyse : cela devient une posture.
P.S : Toute critique argumentée et sourcée est la bienvenue.
Hope&ChaDia