On nous a longtemps vendu une « civilisation judéo-chrétienne » comme ciment moral de l’Occident. Or cette formule, rappelle Sophie Bessis, sert d’abord à effacer près de deux millénaires d’antijudaïsme chrétien en Europe, puis à exclure l’islam du récit. La magie des mots opère : en baptisant « judéo-chrétien » ce qui fut surtout européen et chrétien, on fabrique une innocence rétrospective et une frontière civilisationnelle.
C’est dans cette opération de langage que se glisse une autre bascule : quand Benjamin Netanyahou proclame « L’Europe se termine en Israël », il ne décrit pas un fait géographique, il érige une frontière idéologique. Israël devient la tête de pont d’un Occident qui se réinvente en forteresse morale — et repousse, au passage, l’islam dans une altérité radicale.
Cette phrase — « L’Europe se termine en Israël » — est la version contemporaine d’une promesse ancienne. Théodore Herzl écrivait déjà que l’État juif serait « la citadelle avancée de l’Occident au milieu des barbares ». Le sionisme est né en Europe, au cœur de la fabrique nationaliste du XIXᵉ siècle : un projet pensé comme émancipateur pour des Juifs persécutés… mais réalisé selon une logique coloniale, « sur une terre qui n’était pas vide ». D’où la formule frauduleuse de « terre sans peuple ».
Dans ce récit, l’Europe règle sa dette morale de la Shoah en soutenant presque inconditionnellement la politique israélienne — y compris quand elle culmine dans l’horreur. Les otages ont des noms, des visages ; les morts et affamés de Gaza, eux, n’en auraient pas. Cette dissymétrie de compassion révèle le piège : se purifier d’un crime en fermant les yeux sur un autre. C’est une faillite éthique qui abîme l’Europe autant qu’elle broie les Palestiniens.
La proclamation « judéo-chrétienne » accomplit un second tour de passe-passe : elle gomme la parenté profonde — linguistique, rituelle, historique — entre judaïsme et islam, pour mieux figer un front « Occident » vs « Orient ». Or les héritages sont entremêlés : l’hébreu et l’arabe sont langues sœurs ; les universaux moraux circulent, se répondent, se transforment. L’idée de bloc contre bloc est une paresse qui tue.
À l’intérieur d’Israël, une autre frontière a été tracée : la loi de 2018 sur l’« État-nation du peuple juif » confirme un projet d’homogénéité, alors même qu’environ un cinquième des citoyens ne sont pas juifs. Et l’histoire des juifs d’Orient (misrahim) révèle une ironie tragique : discriminés car « trop arabes », puis enrôlés politiquement comme base électorale d’une droite qui prolonge leur marginalisation. Le nationalisme fabrique d’abord des blessures identitaires, ensuite il s’en nourrit.
Les « accords d’Abraham » poursuivent la diversion : déplacer un conflit politique vers le religieux, noyer le poisson en brandissant un ancêtre commun. Le résultat ? Une normalisation qui sacralise l’occupation en l’habillant de liturgie. À chaque fois qu’on convoque Abraham pour signer des pipelines, on se paie de symbole pour éviter le droit.
Reste la France, emblématique de la volte-face : de l’aide nucléaire à Israël sous la IVᵉ, au rappel gaullien du droit en 1967, puis le virage sarkozyste vers un alignement atone. Inviter Netanyahou au Vel’ d’Hiv’ ou parler aux « Juifs de France » comme d’une annexe de l’État d’Israël, c’est reconduire une dangereuse singularisation : essentialiser des citoyens, réifier une « âme juive », et confondre judaïsme, Israéliens et politique d’un gouvernement. Le philosémitisme d’État n’est pas l’antidote de l’antisémitisme ; c’est son miroir flatteur.
Dire « l’Europe se termine en Israël », c’est ériger un mur mental où la frontière n’est plus la Méditerranée mais la bonne conscience. C’est faire d’Israël un avant-poste disciplinaire et d’Europe un arrière-pays d’excuses. Ce discours a un coût : il légitime l’annexion rampante, occulte la résolution onusienne de 1947 qui prévoyait deux États, et transforme la reconnaissance de la Palestine en alibi rhétorique — conditionnée, différée, neutralisée.
Il existe pourtant des failles dans le mur. Les historiens rappellent que la tâche n’est pas de réconcilier des mémoires incompatibles, mais d’extraire du passé les matériaux d’un avenir commun. Les « Juifs arabes » — réalité historique refoulée — signalent une possibilité : redevenir des ponts au lieu de fossés. Et dans la diaspora, ceux qui refusent d’être confondus avec la ligne d’un cabinet ministre prouvent qu’on peut distinguer « juifs » et « Israël » sans renoncer à soi. Le chemin ne passe ni par l’innocence proclamée ni par la culpabilité instrumentalisée, mais par le retour obstiné au droit, à l’égalité civique, et à l’humanité des vies sans nom.
Si l’Europe se « termine » en Israël, alors il faut dire de quelle Europe on parle : celle qui maquille son histoire en « judéo-chrétienté » pour fermer la porte à l’islam ; celle qui transforme l’universel en frontière ; celle qui confond mémoire et permis de dominer. Cette Europe-là se termine en effet — non pas en Israël, mais dans l’impasse morale qu’elle a elle-même bâtie.
Référence : cet article développe les thèses exposées par Sophie Bessis dans l’émission de France Culture (« Les Matins d’été », entretien autour de son essai La civilisation judéo-chrétienne, anatomie d’une imposture). L’émission aborde aussi : l’anti-judaïsme chrétien européen, l’exclusion de l’islam du récit occidental, la loi fondamentale israélienne de 2018, les accords d’Abraham, l’évolution de la politique française (de Gaulle → Sarkozy → Macron), le rôle des historiens face aux « romans nationaux », et la place possible des juifs de la diaspora comme ponts.
Hope&ChaDia