L’image est connue : des embarcations précaires quittant les côtes d’Afrique du Nord ou de Libye pour rejoindre l’Europe par la Méditerranée. Mais un autre flux, plus discret, gagne en ampleur : des migrants installés en France prennent eux aussi la mer, cette fois vers le Royaume-Uni. La Manche est devenue l’autre théâtre des traversées clandestines. Et c’est là que naît le paradoxe : les clandestins fuient aujourd’hui la France, comme ils fuient l’Afrique.
L’Afrique comme point de départ historique
En 2024, près de 200 000 personnes ont tenté la traversée de la Méditerranée vers l’Europe (Italie, Espagne, Grèce, Malte, Chypre). Ces routes sont anciennes et massives : elles traduisent l’aspiration à quitter la pauvreté, l’instabilité politique et les guerres pour rejoindre le continent européen.
C’est la migration « Sud → Nord » dans sa forme la plus classique : fuir l’Afrique pour chercher refuge ou avenir en Europe.
La France, nouveau pays que l’on fuit
Mais la nouveauté réside ailleurs : la France, longtemps présentée comme un eldorado, est désormais aussi un pays de départ. En 2024, environ 37 000 personnes ont pris la mer pour rejoindre le Royaume-Uni depuis les plages du nord de la France.
Ces migrants ne viennent pas seulement d’Afrique ou du Moyen-Orient : certains vivaient déjà en Europe, parfois même installés depuis plusieurs mois en France. Pourtant, ils préfèrent risquer leur vie une nouvelle fois pour traverser la Manche et tenter leur chance outre-Manche.
Comparaison et paradoxe
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Volume : la Méditerranée concentre cinq fois plus de passages que la Manche.
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Pays impliqués : la Méditerranée engage une dizaine de pays (5 à 7 africains et plusieurs européens), contre seulement deux dans le cas de la Manche (France et Royaume-Uni).
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Pression relative : si l’on rapporte les flux au nombre de pays impliqués, la charge devient presque équivalente : environ 20 000 passages par pays pour la Méditerranée, contre 18 500 par pays pour la Manche.
D’où le paradoxe : en proportion, la France est « fuie » autant que l’Afrique.
Que nous dit ce paradoxe ?
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Sur l’Afrique : l’exode n’étonne plus, il reflète des crises chroniques.
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Sur la France : qu’un pays riche, membre du G7, soit également un pays de départ est un signal d’alerte. Les clandestins n’y voient pas une fin de parcours mais une étape transitoire, parfois même une impasse.
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Sur l’Europe : elle est à la fois désirée (par ceux qui la rejoignent depuis l’Afrique) et rejetée (par ceux qui la quittent depuis la France).
Et il y a un autre élément qui renforce le paradoxe : les Européens disposent d’un accès beaucoup plus large aux voies d’immigration légale (mobilité intra-européenne, visas facilités, accords bilatéraux). Or, malgré cette ouverture, on observe toujours un flux clandestin France → Royaume-Uni. Cela signifie que, même avec des canaux officiels, certains préfèrent ou se voient contraints de passer par la harga. Cela rend le phénomène encore plus troublant : on ne fuit pas seulement la pauvreté ou le manque de papiers, on fuit aussi la France elle-même.
Une leçon politique et symbolique
Ce double mouvement révèle un échec : accueillir sans intégrer, héberger sans offrir de perspectives. Les migrants traversant la Manche ne fuient pas seulement la misère de leur pays d’origine : ils fuient aussi la désillusion vécue en France.
Dire que « la France est devenue un pays que l’on fuit » n’est pas une formule : c’est un constat, chiffré, qui place la République dans une position paradoxale, au même rang que les pays que l’on croyait seuls producteurs d’exode.
Aujourd’hui, les clandestins fuient l’Afrique pour atteindre l’Europe. Mais ils fuient aussi la France pour la quitter. L’un est un drame ancien, l’autre est un signal nouveau. Et ensemble, ils dessinent une réalité troublante : la France n’est plus seulement un pays d’accueil, elle est aussi devenue un pays de départ.
Références
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UNHCR – Mediterranean Situation Data Portal (Sea arrivals). data.unhcr.org
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Frontex – Irregular border crossings into EU drop sharply in 2024. frontex.europa.eu
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Migration Observatory (Oxford University) – People crossing the English Channel in small boats. migrationobservatory.ox.ac.uk
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Wikipedia – Traversées de la Manche par des migrants depuis 2018. fr.wikipedia.org