À 97 ans, Elaine Mokhtefi vient d’être naturalisée Algérienne. Née Elaine Klein à New York en 1928, dans une famille juive de la classe ouvrière américaine, elle se forge très tôt une conscience anticoloniale. Son engagement la mène des couloirs de l’ONU aux maquis diplomatiques du FLN. Elle croise Frantz Fanon, Ahmed Ben Bella, Fidel Castro, Ho Chi Minh… et devient Elaine Mokhtefi après son mariage avec Mokhtar Mokhtefi, militant du FLN et futur écrivain, qu’elle rejoindra à Alger en 1962 pour y vivre jusqu’en 1974.
Ce combat l’emmène d’abord au siège des Nations unies avec la délégation du FLN, puis à Accra au Ghana, aux côtés de Frantz Fanon, représentant l’Algérie lors de l’Assemblée mondiale de la jeunesse. En 1960, de retour à New York, elle travaille pour le bureau local du GPRA et du FLN, relayant la cause algérienne dans un pays où presque personne ne veut alors entendre parler de cette guerre de libération. À l’indépendance, en 1962, elle s’installe à Alger et intègre plusieurs institutions de l’État naissant.
En 1969, elle joue un rôle central dans l’organisation du premier Festival panafricain d’Alger. Elle y coordonne l’accueil des mouvements de libération d’Afrique (Mozambique, Angola, Afrique du Sud…) et de la section internationale des Black Panthers. C’est elle qui organise notamment l’exfiltration clandestine d’Eldridge Cleaver vers Alger, via Cuba, après sa fuite des États-Unis. Dans ces années, elle côtoie une constellation révolutionnaire et antiraciste : Eldridge Cleaver, Fidel Castro, Houari Boumédiène, Ahmed Ben Bella, Ho Chi Minh, Frantz Fanon… Alger est alors, sous ses yeux, bien plus qu’une capitale : un refuge et un carrefour des luttes du Sud.
Journaliste et traductrice à l’Agence Algérie Presse Service (APS), elle couvre l’actualité du tiers-monde et les grandes batailles diplomatiques de la décolonisation. Elle épouse Mokhtar Mokhtefi, ancien de l’ALN devenu auteur de livres pour la jeunesse et mémorialiste. Il décède en 2015, la laissant porteuse de leurs deux mémoires entremêlées : celle d’un combattant algérien et celle d’une Américaine qui a choisi l’Algérie. En 2019, elle publie « Alger, capitale de la révolution. De Fanon aux Black Panthers », récit où elle fait revivre Alger comme refuge des mouvements anticolonialistes et antiracistes du monde entier, ville devenue mythique : « Alger, capitale de la révolution ».
Quand Elaine Mokhtefi apparaît à l’écran, le sourire est le même que sur les photos de ces années 1960 où Alger s’était faite capitale des révolutions. La voix a vieilli, pas la mémoire, encore moins la fidélité. Et aujourd’hui, à 97 ans, cette fidélité vient d’être reconnue : l’Algérie lui a accordé sa nationalité. Ce geste tardif ressemble à une évidence réparée.
Dans le live qu’elle avait accordé a JazairHope en Avril dernier, Elaine remonte le fil d’une vie qui, très tôt, a débordé les frontières de son petit village américain. Jeune femme, elle arrive à New York à la fin de la Seconde Guerre mondiale, au moment où les peuples sortent du carnage avec une idée simple et folle : plus jamais ça, pour personne. Elle rejoint alors un mouvement qui milite pour un véritable « gouvernement mondial », un système international assez fort pour imposer la paix, la décolonisation, la liberté pour tous. L’ONU lui paraît encore trop faible ; il faut la renforcer, lui donner des dents.
C’est cette quête de justice globale qui la mène à Paris en 1952. La capitale française est alors un carrefour de militants, d’intellectuels, de délégations venues du monde entier. Elaine se francise rapidement, devient interprète, organisatrice de conférences. Un premier choc la marque à jamais : le défilé du 1er mai, gigantesque, qui bloque toute la ville. Quand la marche officielle se termine, des milliers d’ouvriers algériens surgissent dans les rues, sans banderoles, sans slogans autorisés, simplement décidés à rejoindre la fête dont on vient de les exclure. La police charge, il y a des blessés, des morts.
Pour cette jeune Américaine qui croyait encore à « la patrie des droits de l’homme », c’est une déflagration. Elle découvre les foyers insalubres où vivent les Algériens, l’exploitation, le racisme ordinaire. Une certaine idée de la France s’effondre sous ses yeux, tandis qu’une autre idée naît : celle d’un peuple colonisé qui se bat, digne, silencieux, entêté.
Sa maîtrise des langues lui ouvre alors les portes du continent africain. Elaine est recrutée pour organiser une grande conférence de jeunesse au Ghana, nouvellement indépendant. À Accra, elle croise celui qui deviendra l’un de ses compagnons de route : Frantz Fanon, ambassadeur du Gouvernement provisoire de la République algérienne. Ils se voient presque chaque jour, discutent, écrivent des résolutions sur l’indépendance de l’Algérie et des autres pays du Sud. Autour d’eux gravitent des figures venues du Congo de Lumumba, d’autres mouvements de libération, du Vietnam à l’Amérique latine.
C’est là que se cristallise une conviction : Alger ne sera pas seulement la capitale d’un pays libéré, mais le foyer d’une vague de décolonisation mondiale. Pendant la guerre déjà, l’ALN formait des combattants d’autres mouvements. Nelson Mandela lui-même, rappelle Elaine, a été entraîné par l’armée de libération nationale avant de retourner en Afrique du Sud, d’être arrêté, puis de passer vingt ans en prison. Et lorsqu’il sort enfin, son premier voyage officiel est pour l’Algérie, où il proclame publiquement : « L’Algérie a fait de moi un homme. »
Après l’indépendance, Elaine atterrit à Alger en 1962, « quelques semaines à peine » après la libération. Elle y restera jusqu’en 1974. Elle travaille à la présidence, puis à l’APS, au sein d’une petite équipe qui réécrit les dépêches du monde entier pour la presse nationale, rédige des commentaires, façonne le regard du jeune État sur l’actualité internationale. Un matin, on lui propose de participer comme figurante à un tournage près des bureaux : elle passera une journée entière dirigée par Pontecorvo sur le plateau de « La Bataille d’Alger ». Plus tard, en se revoyant dans le film, elle mesure la portée symbolique de cette apparition fugitive : une Américaine devenue témoin de cinéma d’une guerre qu’elle a, à sa manière, accompagnée.
Mais c’est un autre moment qui, dans notre échange, l’illumine littéralement : le Festival panafricain d’Alger de 1969. Elaine le raconte comme un tourbillon de couleurs, de sons, de débats, qui submerge la ville jour et nuit pendant deux semaines. Vingt-six pays africains, des dizaines de mouvements de libération, des artistes, des cinéastes, des musiciens. Des femmes voilées, enfants à la main, restent dehors jusqu’à trois ou quatre heures du matin pour regarder les danseurs, écouter les orchestres, découvrir un monde qui se découvre lui-même.
Elle se souvient d’archi-vedettes américaines comme Nina Simone ou Archie Shepp, de cette chanteuse afro-américaine qui entonne « Africa is where I belong » au coin d’une rue transformée en scène improvisée. Les Black Panthers, eux, arrivent à Alger par un concours de circonstances presque romanesque : Eldridge Cleaver, ministre de l’Information du mouvement, atterrit à Alger sans que personne ne soit officiellement au courant de son invitation. Par l’entremise d’un militant du Zimbabwe, Elaine intervient, contacte les autorités. Quelques jours plus tard, les Panthers sont installés, logés, munis de papiers de voyage. L’Algérie les considère comme un mouvement de libération à part entière, au même titre que ceux d’Afrique ou d’Amérique latine.
Alger devient alors plus qu’une capitale : un refuge, une base arrière, un laboratoire de solidarités concrètes. Les mouvements y tiennent bureau, rencontrent la presse, organisent des conférences, reçoivent un soutien logistique. Elaine traduit, coordonne, relie les mondes. C’est cette effervescence, cette circulation des causes, qu’elle fera revivre plus tard dans son livre « Alger, capitale de la révolution – De Fanon aux Black Panthers ».
Dans notre discussion, elle insiste aussi sur le livre de son mari, « J’étais un Français musulman », mémoires limpides d’un combattant de l’ALN, de son village natal aux maquis en passant par la vie quotidienne sous colonisation. Elle en a rédigé l’introduction en anglais et en parle avec tendresse, comme d’un complément indispensable à son propre témoignage : la voix de l’Algérien d’en bas, du jeune homme qui a pris les armes, sans fioritures, sans légende dorée.
Longtemps, pourtant, le monde anglo-saxon a fait la sourde oreille. Elaine rappelle combien il était difficile de parler de la guerre d’Algérie aux États-Unis pendant le conflit : la presse ne voulait pas en entendre parler, les radios encore moins. Et puis, « tout à coup », les universités se sont réveillées. On a commencé à comprendre qu’une des plus grandes guerres de libération du XXᵉ siècle s’était jouée là, entre Méditerranée et Sahara, et que cette guerre avait rayonné sur toute l’Afrique. Son livre, qu’elle croyait discret, a pris une importance nouvelle, justement parce qu’il était en anglais, accessible à une génération d’étudiants qui découvrait cette histoire occultée.
Elaine ne vit pas dans la nostalgie. Quand je l’interroge sur la Palestine et le Sahara occidental, sa voix tremble, mais elle reste précise. La question palestinienne, dit-elle, lui « reste très à cœur ». Elle se souvient d’Algériens en larmes dans les rues en 1968, vivant Gaza comme si c’était Alger. Elle sait que ce lien n’a pas disparu, qu’il irrigue encore la conscience politique de ce peuple. Pour elle, l’Algérie n’est pas seulement un pays : c’est une boussole morale, un rappel vivant que la décolonisation n’est pas un chapitre fermé.
À la fin du live, quelqu’un lui demande en anglais quel est son meilleur souvenir d’Algérie. Elle répond sans chercher l’effet : la beauté du pays, bien sûr, mais surtout celle de son peuple. Elle dit n’avoir « jamais rencontré un Algérien qui ne lui réchauffe pas le cœur ». Elle parle d’un peuple « avec du cœur et le désir de le montrer ». Elle confie qu’elle espère, malgré l’âge, pouvoir revenir encore une fois avant de « prendre le chemin de ceux qui partent ».
Aujourd’hui, cette femme qui a choisi l’Algérie bien avant que l’Algérie puisse officiellement la choisir, devient algérienne de plein droit. On pourrait dire que c’est symbolique ; en réalité, c’est profondément politique. Car en reconnaissant Elaine Mokhtefi comme l’une des siennes, l’Algérie se reconnaît elle-même : pays qui a su accueillir les luttes des autres, former Mandela, abriter les Panthers, offrir un toit aux causes orphelines. Pays qui, malgré ses difficultés, garde cette capacité unique à faire sentir à ceux qui l’aiment qu’ils y ont une place.
Pour nous, Algériens et enfants de la diaspora, Elaine est un miroir à la fois tendre et exigeant. Elle nous rappelle ce que fut notre pays quand il osait parler au monde avec la voix des opprimés. Elle nous oblige à nous demander ce que nous faisons de cet héritage, aujourd’hui, pour la Palestine, pour le Sahel, pour tous ceux qui, ailleurs, vivent ce que nous avons vécu hier.
En obtenant la nationalité algérienne à 97 ans, Elaine ne « rejoint » pas l’Algérie : elle y revient officiellement, après y avoir laissé sa jeunesse, son énergie, son amour. Et quelque part, c’est l’Algérie entière qui se voit remise face à son meilleur visage – celui qu’elle porte dans ses souvenirs, dans ses livres, dans sa voix encore vibrante.
Qu’Allah lui donne ces longues années qu’on lui souhaite, et qu’elle puisse, une fois encore, voir Alger, sentir le soleil sur la baie, entendre, peut-être, au détour d’une rue, une chanson du Festival panafricain ressuscitée par une nouvelle génération.
Hope&ChaDia