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Algérie : berbère ou arabe ? Ou simplement algérienne ?

by Mohamed Redha Chettibi
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Par Khider MESLOUB

A la faveur de la crise économique, politique et institutionnelle provoquée par le Hirak, la question de l’identité nationale a refait surface. D’aucuns se sont engouffrés dans cette brèche contestataire du 22 février pour porter haut la revendication identitaire berbériste, cristallisée par le brandissement de l’emblème amazigh lors des manifestations contre le régime. Moyen et ruse ethniques de se démarquer du reste de la population « arabe » ou opportunité contestataire exploitée pour imposer l’idéologie berbériste sur la scène protestataire algérienne, ou plus gravement, opération commanditée par quelque obscure officine étatique pour dévoyer le mouvement populaire authentiquement nationale et moderne vers l’impasse politique et l’aporie identitaire ?

Ainsi la question berbère s’est-elle invitée dans le débat public en cette période historique de soulèvement populaire amorcée le 22 février 2019. La controverse a pris une dimension judiciaire avec l’interdiction calculée de l’exhibition de l’emblème amazigh, interdiction ordonnée par le nouvel homme fort du pays, Gaïd Salah. Entre partisans de l’identité berbère et tenants de l’arabité de l’identité nationale, le conflit semble de nouveau ouvert, pour mieux fermer la parenthèse du soulèvement populaire. Cependant, au sein des deux entités antagoniques, l’argumentation respective s’appuie sur une mystification de l’histoire. Particulièrement vrai pour la composante berbériste. Pour nous permettre d’éclairer la question de l’identité nationale algérienne, un rappel historique sur l’origine et les fondements idéologiques du berbérisme est crucial.

Il est communément admis que le berbérisme est né à l’étranger, avec le soutien de la main invisible de puissances occultes, avant d’essaimer en Kabylie, puis dans les autres régions de l’Algérie. En outre, le berbérisme a toujours été l’apanage de la petite-bourgeoisie intellectuelle francophone.Dès l’époque de la lutte de Libération nationale, cette frange de l’avant-garde des révolutionnaires algériens a voulu placer son combat sous les auspices de la spécificité culturelle berbère de l’Algérie. Animée par un esprit laïque inculqué par l’école française, parfois d’obédience communiste (stalinienne), elle s’est érigée contre l’orientation arabo-islamique impulsée au mouvement de Libération nationale par la majorité des membres de l’organisation anticolonialiste. Vaincue au cours des années 1940, puis totalement effacée de la scène politique au cours des années de la guerre de Libération Nationale 1954/1962, la revendication berbériste resurgit au lendemain de l’indépendance. Portée par une minorité d’intellectuels établis en France et au Canada, la question berbériste prendra une dimension politique solennelle, notamment par la création de l’Académie berbère. Issus majoritairement de la Kabylie, ses principaux animateurs s’attelleront dès lors à élaborer une construction historique de l’Algérie totalement mythifiée. Ces berbéristes, issus pourtant d’un pays à l’histoire sans écriture, s’ingénieront à réécrire l’histoire de l’Algérie sur des fondements entièrement falsifiés.

En effet, au cours de ces dernières décennies postindépendance, une histoire berbérisée à outrance de l’Algérie a réussi le tour de force de supplanter l’histoire officielle arabisée, tout autant tronquée, en vue de motiver la revendication identitaire berbère. Certes, la revendication linguistique berbère est légitime, mais elle ne doit pas autoriser la falsification de l’histoire de l’Algérie (et au-delà, du Maghreb) par les partisans de l’amazighité idéologique.

 De toute évidence, ces dernières années, nous avons assisté à un véritable hold-up historique, perpétré par les berbéristes. Dans leur entreprise de récupération chauvine ethniciste, ils se sont livrés à une construction idéologique d’un récit historique berbériste totalement mythifié. Pour appuyer leur mystification, ils n’hésitent pas à user et abuser d’anachronismes. Ainsi, appliquent-ils sans vergogne des schémas de pensée contemporains à des réalités historiques antiques.  

 Parmi les plus grandes mystifications figure cet usage sémantique de la traduction du vocable « Amazigh » sous le nom « d’homme libre », en lui accolant une connotation politique contemporaine inappropriée et illégitime. En effet, contrairement à la définition habituelle énoncée par les berbéristes, le terme Amazigh, s’il signifie bien « homme libre », ne peut pas être apparenté à l’expression actuelle moderne à l’évocation politique prononcée. Historiquement, il est établi anthropologiquement que les anciennes sociétés tribales, tels les Berbères, se désignaient, pour se différencier d’autres tribus ennemies aptes à être donc soumises, par le terme « d’hommes libres ». « Hommes libres », par opposition aux autres hommes des autres tribus susceptibles d’être attaqués, soumis, dominés, réduits à l’esclavage, voire mangés.

Ce vocable ne peut donc pas être associé aux définitions contemporaines chargées d’une dimension politique puisée dans les sociétés démocratiques occidentales. Il n’a pas la valeur de l’acception moderne, théorisée par les philosophes et les législateurs contemporains occidentaux. En effet, selon la terminologie juridique et politique bourgeoise, dans son acception large, l’appellation moderne « d’homme libre » renvoie au concept « citoyen libre » né avec les Révolutions française et américaine. L’expression renferme cette dimension politique de l’homme inaliénable, aucunement soumis à une divinité ni à un pouvoir royal absolutiste. Affranchi de toute sujétion aux pouvoirs religieux et politiques, « l’homme-individu-citoyen » affirme ainsi sa liberté de gouvernance dans une société démocratique. On est loin de la définition anthropologique tribale. Pourtant, la majorité des Kabyles, par ignorance historique, accolent encore aujourd’hui au vocable Amazigh la signification anachronique d’homme libre associé à sa définition moderne politique, autrement dit homme inaliénable, citoyen libre.

Un second exemple parmi tant d’autres : alors que tous les authentiques historiens s’accordent sur l’absence de l’existence d’un royaume uni et pérenne en Algérie, pays à l’époque éclaté en de multiples tribus constamment en guerre les unes contres les autres, les berbéristes s’échinent à tresser des légendes sur cette période antique romantiquement dépeinte comme une glorieuse époque, au cours de laquelle une « nation berbère » aurait librement existé, une « civilisation berbère » homogène se serait brillamment épanouie. Au reste, ces berbéristes n’hésitent pas non plus à confisquer l’histoire des « rois » fantoches berbères (souvent romanisés). Qui, soit dit en passant, ont souvent réprimé les soulèvements des paysans amazighs, acculés à la révolte du fait de la politique d’expropriation des terres et d’exploitation forcenée appliquée par les classes dominantes esclavagistes romano-berbères de l’époque, par ailleurs majoritairement vassalisées par Rome.

 De manière générale, s’il est un fait historique irrécusable, c’est l’isolement de la Kabylie du reste du territoire algérien au cours de ces derniers millénaires. Au cours de sa longue histoire jalonnée d’occupations étrangères, l’Algérie a été constamment colonisée. Toutes les régions du pays ont été conquises, excepté la Kabylie. Aucune puissance occupante, coloniale, depuis les Phéniciens jusqu’aux Turcs, en passant par les Romains, n’a jamais pu conquérir la Kabylie. Et par voie de conséquence, soumettre les Kabyles. Vivant dans un isolat, derrière les murailles montagneuses inexpugnables, la population kabyle a évolué dans une société tribale autarcique, qui lui a ainsi permis de préserver sa culture et sa langue jusqu’à aujourd’hui. En outre, cet enclavement a concouru à l’absence de participation de ces montagnards au développement politique et culturel du reste du pays. De fait, retranchés dans leurs montagnes, les Kabyles n’ont contribué nullement aux soubresauts de l’histoire algérienne. On peut affirmer, sans risque d’être contredit, que la majorité de tous les grands hommes et rares femmes, rois, hommes politiques, religieux, hommes de sciences et de lettres, artistes, ayant contribué au cours des deux millénaires écoulés au développement culturel et politique du pays ont été originaires de toutes les régions du Maghreb, excepté de la Kabylie. Depuis Massinissa, Juba, Jugurtha, en passant par saint Augustin, Tertullien, saint CyprienKahina, jusqu’à Ibn Khaldoun et tant d’autres célébrités berbères, tous sont originaires de toutes les régions du Maghreb. Mais aucun n’est issu de la Kabylie. Dans un chapitre de l’histoire plus près de nous, il aura fallu l’invasion de l’Algérie par la France pour voir la Kabylie intégralement envahie. Cette conquête a été obtenue grâce à la supériorité militaire et technologique de la France. L’armement perfectionné de la nouvelle puissance coloniale est venu à bout de la résistance des Kabyles, presque trente ans après la colonisation du reste du territoire de l’Algérie.

Pour la première fois dans l’histoire de cette région longtemps demeurée isolée, la Kabylie a été directement occupée par des troupes militaires étrangères. Cette intrusion va radicalement bouleverser la société tribale kabyle. D’abord soumise à une féroce colonisation et à de sanglantes répressions à chaque rébellion, la Kabylie sera ensuite l’enjeu d’une politique sournoise de « discrimination positive », pour la détacher des autres régions arabophones. Dans un but inavoué de division des Algériens, la « politique kabyle », initiée par la France coloniale, a consisté à présenter les Kabyles comme une population radicalement différente des autres habitants « arabophones » de l’Algérie. Par ses supposés traits physiques apparentés aux Européens, par ses ascendances ethniques pareillement prétendument « aryennes », par ses « racines religieuses » chrétiennes exhibées pour la cause coloniale, par la prétendue supériorité de son intelligence, par la modernité de sa mentalité, par sa soi-disant pratique souple et tolérante de l’islam, par son prétendu esprit laïque viscéralement inné, par ses traditions politiques congénitalement démocratiques, etc., la population kabyle s’est vue auréolée de toutes les vertus bourgeoises propices à son assimilation aisée à la culture coloniale et impérialiste française.

Cette propagande coloniale, propagée au sein de la société kabyle, continue malheureusement de provoquer des ravages, notamment parmi les indépendantistes berbéristes contemporains qui cultivent un irrédentisme fondé sur des stéréotypes tout droit dérivés des théories raciales répandues par les colons improvisés, qui ethnologues, qui anthropologues, qui historiens. De toute évidence, seule l’occupation coloniale française est parvenue à ébranler la société kabyle. Par l’instruction scolaire rudimentaire prodiguée parcimonieusement par l’école coloniale, comme par l’émigration précoce kabyle à destination de la métropole française, les Kabyles ont amorcé la construction politique d’une conscience nationale algérienne. Cette émergence de la conscience nationale a permis aux Kabyles de former les premières organisations anticolonialistes, notamment en France, où ils étaient majoritaires dans l’immigration algérienne. Grâce à son affranchissement de la mentalité tribale, la société kabyle s’est arrimée, pour la première fois de l’histoire, à l’ensemble du territoire algérien. Solidaire du destin de l’Algérie, la Kabylie a concouru bravement à la lutte de Libération nationale. Aujourd’hui, elle fait partie intégrante de l’Algérie.

Mais, actuellement, à la faveur de la crise protéiforme de l’Algérie, à la fois économique, politique et institutionnelle, une composante berbériste bourgeoise s’est engouffrée dans cette brèche pour, soit radicalement développer un discours irrédentiste, soit plus idéologiquement se livrer à une OPA linguistico-culturelle berbériste sur le reste de l’Algérie, majoritairement arabe depuis des siècles. Évidemment, chacun aura compris que la survie de la faction de la bourgeoisie algérienne est liée à la survie du particularisme kabyle qui, le temps venu, sera marchandé à sa valeur économique et politique.

À l’évidence, avec sa vision étroite et opportuniste, cette frange berbériste est incapable d’appréhender de manière objective la réalité historique algérienne. De son point de vue archaïque, l’Algérie (comme tout le Maghreb) est demeurée figée au même stade historique antique. Donc, l’Algérie est berbère (de toute éternité). Une société tribale figée est incapable de percevoir la société dans une approche historique dynamique, marquée par le perpétuel mouvement et le changement. Pour elle, la vie est un éternel recommencement du même cycle. Prisonnière d’une vision dominée par l’invariance et l’involution, elle appréhende l’histoire dans une optique statique. Aussi, n’était-il pas surprenant qu’elle définisse la nation d’un point de vue ethniciste, à la manière des Juifs. Tout ceci est un construit idéologique, culturel et politique, servant à justifier ses revendications pour une portion des redevances pétrolières, gazières, marchandes et agricoles.

C’est la raison pour laquelle elle ne peut intégrer les postulats juridiques et sociologiques modernes en matière de caractérisation d’une nation, fondée non sur une conception ethnique mais sur des axiomes juridiques et sociologiques capitalistes inscrits dans le droit international bourgeois. De là son intérêt à nier que la majorité des Algériens soit arabe, au sens culturel et linguistique du terme, pour monnayer ses revendications. Quatorze siècles d’islamisation et d’arabisation de la société algérienne, et pourtant cette frange berbériste refuse d’admettre et de se soumettre à cette profonde mutation quasi anthropologique de l’Algérie. Avec sa conception racialiste tribale opportuniste, pour elle l’Algérie est demeurée « berbère » depuis la nuit des temps, et le demeurera jusqu’à la fin des temps, ou du moins jusqu’au repartage des prébendes nationales, assurant à la Kabylie une belle part du gâteau de la rente.

En vérité, c’est à cette frange berbériste de se conformer à ce fait historique de la transformation radicale de la société algérienne au cours des siècles écoulés, et non aux Algériens, depuis des siècles arabisés, d’épouser les postulats fantasmagoriques culturels et linguistiques de ces berbéristes intéressés, avides de pouvoir. Ces derniers doivent se défaire de leur conception doctrinaire ethniciste de la nation algérienne éternellement berbère. La nation se fonde sur des réalités historique, linguistique, culturelle, religieuse en perpétuelle transformation. Mais surtout, la nation se fonde sur un mode de production (aujourd’hui industriel—urbain-capitaliste) et des rapports de production (aujourd’hui bourgeois) en perpétuels bouleversements, sous les assauts non pas des luttes ethniques ou raciales, mais des luttes de classe.

Assurément, la langue arabe comme la culture arabe sont parties intégrantes de l’identité algérienne. La communauté algérienne, majoritairement, a embrassé la langue et la culture arabes. De ce fait, il est fondé historiquement et sociologiquement de définir l’Algérie comme arabe. Mais là n’est pas la caractéristique fondamentale de la société algérienne moderne. La caractéristique essentielle récente de l’Algérie est d’être une société capitaliste-industrielle-urbaine. Elle est donc formée majoritairement de prolétaires ; les reliquats de paysannerie étant voués à disparaître. Y compris en Kabylie.

Ce n’est pas à une minorité communautaire linguistique algérienne, d’expression kabyle, de modifier cette réalité, de nier cette dimension culturelle et linguistique arabe de l’Algérie, au nom d’une conception ethniciste anachronique de la nation. La Kabylie fait partie intégrante de l’Algérie, certes avec ses spécificités linguistiques et culturelles qui doivent être préservées et reconnues officiellement. Mais, elle n’a pas à verser dans une forme de politique linguistique et culturelle réactionnaire contre la majorité des Algériens contemporains, sommés d’abjurer sa personnalité et son patrimoine arabes, ou plus précisément arabes algériens.

Au demeurant, l’amazighité est un mythe. L’amazighité est une construction idéologique forgée par les berbéristes. Il n’a jamais eu d’existence historique. Certes, au cours de l’histoire millénaire algérienne (maghrébine), il a existé de nombreuses tribus « berbérophones », autrement dit amazighes. Mais les idiomes usités étaient très disparates d’une région à l’autre. Le vocable « berbère » est un terme générique. En raison de cette hétérogénéité linguistique, on ne peut parler d’une communauté amazighe, encore moins de l’existence d’une nation berbère (ce serait tomber dans l’anachronisme, les nations étant une création récente). Par conséquent, il n’a pas existé de peuple berbère, mais des tribus berbères hétérogènes, qui plus est constamment en conflits entre elles. De même, à plus forte raison, il n’existe pas de « peuple kabyle », population entièrement algérienne. On peut même affirmer, sans risque d’être contredit, que c’est grâce à la langue arabe, massivement diffusée concomitamment à l’islamisation de la société algérienne (maghrébine), que les tribus ont appris à communiquer ensemble. Et par voie de conséquence à pacifier leurs relations, à administrer « nationalement » le pays, par le truchement de la langue arabe, unique langue écrite. Ainsi, par-delà les divisions conflictuelles tribales, la langue arabe est devenue un vecteur de cohésion sociale et d’identité « nationale » remarquables. De nos jours, la langue arabe est la langue maternelle de la majorité des Algériens. Cette réalité linguistique et culturelle arabe est inscrite dans l’histoire de l’Algérie. Aucune instance politique ou idéologique ne peut le contester ou le renier. L’arabité est consubstantiellement inhérente à l’Algérie. Et contrairement à la vision tribale racialiste berbériste aveuglée par l’ignorance, par arabité on entend la dimension linguistique et culturelle de cette réalité historique irréfutable.

La nation ne se définit pas par l’appartenance ethnique, comme le postule la conception tribale anachronique berbériste. La nation se caractérise par la communauté d’économie, de langue, de culture, de religion, de politique, de superstructure sociale (État), d’histoire, par la communauté des rapports sociaux, aujourd’hui majoritairement dominés par les deux principales classes antagonistes, le prolétariat et la bourgeoisie.

 Or, dans le cas de l’Algérie, ces composantes historiques sont concentrées dans l’arabité, au sens civilisationnel du terme et non ethnique. L’Algérien, par sa langue et sa culture arrimées depuis des siècles au monde musulman, est arabe. Et il n’y aucune honte à l’admettre, ni aucune fierté à en tirer. C’est un fait historique et sociologique irrécusable.

Aujourd’hui, les petits-bourgeois berbéristes sont parvenus à culpabiliser la majorité des Algériens sur leur identité algérienne arabe, rendue honteuse, au point de les acculer à épouser les fantasmagoriques revendications amazighes désuètes et anachroniques, érigées en étendard national devant lequel chaque citoyen algérien doit se plier, comme une nouvelle religion, ou un nouveau totem comme avec l’« emblème amazigh » partout brandi comme le nouveau drapeau de l’Algérie. Cette forme de dictature symbolique exercée contre la majorité des Algériens est inacceptable et condamnable. Cependant, la réaction de l’État-major de l’armée s’appliquant à « surfer » à contre-courant sur cette vague réactionnaire en interdisant les symboles kabyles est tout aussi condamnable. Le prolétariat algérien doit refuser catégoriquement de se laisser entraîner sous l’une ou l’autre bannière réactionnaire. Seul importe pour lui son unité au sein d’une Algérie modernisée, par-delà les clivages artificiels religieux ou ethniques ; seuls doivent primer, pour lui, les revendications d’amélioration de conditions de vie et d’obtention de travail pour vivre dignement.

Les citoyens algériens d’expression kabyle, engagés dans la mouvance berbériste vindicative, doivent raison garder. Ils sont avant tout Algériens. Il faut bien admettre que ces fantasmagories identitaires sont tactiquement distillées par la bourgeoisie régnante pour briser l’unité de la classe prolétarienne algérienne unifiée. En effet, l’arme de la division ethnique est adroitement employée par la bourgeoisie algérienne qui, ces dernières années, après avoir, un moment, promu l’islamisme comme ferment de division nationale et de diversion politique pour consolider sa domination vacillante, s’est mise à encenser le « nationalisme » (le terme communautarisme est plus adéquat) kabyle, en promouvant ses tribales revendications au rang de politique culturelle nationale. Cette politique berbériste, initiée par le régime de Bouteflika, pourtant longtemps ennemi impénitent de la Kabylie, justifiée au nom d’une soi-disant « communauté culturelle opprimée » et de l’exhumation calculée de racines amazighes de l’Algérie, constitue une véritable incitation à la division entre prolétaires « kabyles » et « arabes ». Voire un encouragement de la haine. Déjà en 1980, l’authentique résistance ouvrière et populaire des événements de Tizi-Ouzou avait été obscurcie et dévoyée par la propulsion de l’agitation universitaire et linguistique berbériste, assurément présente mais pas de manière déterminante.

En vérité, le paradoxe est que le « Kabyle est un Arabe qui parle kabyle ».

En effet, rien ne le distingue, ne le différencie de l’Algérien arabophone. Excepté son bilinguisme. Les deux Algériens (d’expression arabe et kabyle) partagent la même histoire, la même culture, les mêmes mœurs, les mêmes modes vestimentaires et culinaires, la même religion, les mêmes physionomies, la même exploitation au travail, la même aliénation de classe, le même mode de production capitaliste rentier mortifère, le même État répressif, la même marque de matraque assénée par le régime dictatorial honni, etc.

Cette fixation obsessionnelle sur la langue amazighe pour se démarquer des autres Algériens est pathologique (œuvre de manipulation du régime). Elle reflète un malaise civilisationnel. En vérité : la question berbère est un problème d’identité personnelle kabyle, qui ne concerne nullement le peuple et les prolétaires algériens en harmonie avec leur identité culturelle algérienne arabe. Aussi, le berbériste, pour user d’une terminologie freudienne, ne doit pas se livrer à des projections en transférant sur l’ensemble des Algériens sa propre détresse identitaire, son désarroi culturel, son malaise civilisationnel provoqué par le délitement accéléré de son univers cloisonné archaïque, par l’évanescence de ses référentiels culturels antiques encore prégnants et soumis aux assauts du capital conquérant. La résistance révolutionnaire au capitalisme ne consiste pas à s’accrocher au féodalisme (que ce soit dans son expression religieuse comme avec les islamistes ou ethnique comme avec les berbéristes), mais à transcender, à annihiler le capitalisme sous toutes ses formes.

L’Algérie n’est ni berbère, ni « arabe », au sens ethnique du terme. Mais indéniablement arabe, au sens linguistique et culturel, autrement dit au point de vue civilisationnel. Et il n’y a ni orgueil à tirer comme le proclament certains algériens arabophones, ni honte à éprouver comme le confessent dédaigneusement nombre de berbéristes. Il faut assumer sereinement cet héritage culturel arabe, ce patrimoine civilisationnel arabe algérien avec sa spécificité culturelle.

L’Algérie est algérienne. Point final.

La langue arabe littéraire (el fousha), seule langue normalisée et homogénéisée, est sa langue officielle. La langue vernaculaire (dardja) est l’idiome national de tous les Algériens. Et la langue amazighe, langue minoritaire régionale, doit occuper la position linguistique qu’il lui revient de droit, à savoir langue secondaire destinée uniquement aux berbérophones établis en Kabylie. Pour les autres Algériens « arabophones » désireux d’apprendre la langue amazighe, il leur suffit d’ouvrir des écoles privées. En aucun cas, la langue amazighe ne doit être enseignée sur tout le territoire de l’Algérie, être imposée à tous les élèves algériens. Elle doit demeurer facultative, et non pas devenir langue obligatoire. Faute de quoi, c’est l’ouverture d’un nouveau front d’affrontements, de division entre prolétaires algériens, avec le risque d’un embrasement généralisé, transformé rapidement en guerre civile. Au reste, on se dirige inéluctablement vers cette guerre linguistique généralisée à tout le territoire. En effet, tandis que la langue amazighe a été reconnue comme langue officielle, la Kabylie s’est illustrée récemment par des mouvements de boycottage total de l’enseignement arabe dans les établissements scolaires. Quand va s’arrêter la surenchère revendicative linguistique et culturelle berbériste (en vérité tramée par une faction de la bourgeoisie du pouvoir algérien, engagée dans la guerre des clans pour le repartage de la rente) ? Quand toute l’Algérie sera démembrée, disloquée ? Balkanisée ? Libanisée ?

 En tout état de cause, à vouloir imposer la langue amazighe à l’ensemble des Algériens dont la langue maternelle, depuis des siècles maintenant, est la langue vernaculaire arabe (dardja) et la langue administrative officielle, la langue littéraire arabe (el-fousha), n’est-ce pas ouvrir la boîte de pandore de l’oppression linguistique ? En effet, c’est transformer les berbéristes en oppresseurs par leurs exigences de contraindre tous les Algériens à apprendre et à parler la langue amazighe.

Au reste, si l’on se limite juste au registre de la langue berbère, elle renvoie à une multitude d’idiomes disséminés à travers tout le Maghreb, marqués par des variantes très prononcées. Rien de commun entre les langues amazighes parlées de l’Algérie et celles des régions marocaines, libyennes ou nigériennes. Même en Algérie, les dialectes “berbères” sont hétérogènes.Quel dialecte amazigh va-t-on enseigner aux élèves algériens de l’ensemble du territoire ? L’idiome kabyle ? Le parler chaoui ? Le dialecte touareg ou mozabite ? Pourquoi favoriser le dialecte kabyle au détriment des autres idiomes ? Pourquoi opter pour les caractères latins, comme l’appellent de leurs vœux les berbéristes complexés, au détriment de l’alphabet arabe pourtant fondement de la langue arabe propre à tous les Algériens ? La question est ouverte, la controverse jamais résolue et le problème potentiellement périlleux de guerre civile.

Au demeurant, à l’exemple du latin, langue originelle des langues française, italienne, espagnole et roumaine, le mot berbère est un terme générique pour désigner les multiples dialectes issus de ce substrat linguistique. Substrat linguistique disparu depuis des siècles pour laisser place juste à quelques idiomes fragmentés, concentrés dans certaines régions de l’Algérie et du Maroc. Entre temps, l’histoire impitoyable s’est chargée d’œuvrer à l’installation d’une autre langue associée à la  religion islamique en pleine expansion géographique, la langue arabe. Par un processus historique naturel, contrairement aux assertions berbéristes d’une implantation rampante et forcée ou d’une imposition par les pouvoirs des califats, la langue arabe a fini par supplanter « naturellement » (économiquement) les multiples dialectes amazighs. Et au fil des siècles, elle est devenue la langue maternelle, vernaculaire, des Algériens, comme de la majorité de la population maghrébine. Il n’y a donc ni falsification historique, ni sentiment de trahison, ni de honte à qualifier l’Algérie de pays arabe, du nom de ceux qui ont apporté la nouvelle religion et converti les Berbères.

Pour illustrer notre thèse, nous nous appuierons sur l’exemple de la France. Chacun est informé que l’on désigne l’habitant de la France par le vocable Français. Cette dénomination ne suscite ni ne provoque aucune désapprobation, ne soulève aucune condamnation en France. Pourtant, historiquement les premiers habitants de ce pays furent les Gaulois. Puis, à l’époque romaine, il y eut des brassages de populations favorisés par l’émigration. Ce qui donna naissance aux Gallo-romains. Sans oublier les armoricains (les Bretons). Au lendemain de l’effondrement de l’empire romain survenu en l’an 476 de notre ère, la France vécut une longue période d’invasions provoquées par les fameux Barbares germains. Parmi les multiples tribus installées en France, la tribu des Francs se démarqua par son tempérament guerrier et son esprit conquérant. Cette tribu des Francs, arrivée tardivement dans l’Hexagone, était minoritaire comparé à la majorité de la population composée de Gaulois, de Gallo-romains, de Bretons, etc. Progressivement, elle étendait son influence. Puis elle prit les rênes du pouvoir royal, imposa sa lignée, convertit les autres peuples de l’Hexagone à sa nouvelle religion chrétienne. Et domina tout le territoire situé au nord de la France. En particulier Paris. Puis au fil des siècles, son pouvoir s’étendait à toute la France.

Pourtant, c’est cette tribu minoritaire, la plus barbare et sanguinaire, qui donnera son nom à ce pays devenu France, imposera son idiome à l’ensemble des autres régions, appelé français. Aujourd’hui, ce pays s’appelle la France et parle le français (du nom des Francs). Et aucun habitant de la France descendant des Gaulois et autres tribus ne s’offusque qu’il soit désigné sous le vocable de Français (dont il est d’ailleurs fier), ni que son pays soit dénommé France, ni que la langue française soit langue nationale. Ce descendant de Gaulois, véritable autochtone de ce pays, ne trouve rien à redire sur sa francité. Il l’assume sans complexe et avec fierté. Pourquoi, en m’adressant aux berbéristes en particulier et aux Berbères en général (soit dit en passant : je suis originaire de la Grande-Kabylie et je parle couramment la langue kabyle), contestent-ils le caractère et l’identité arabes de l’Algérie ? Sinon par un vieux réflexe tribal ethnocentriste ou par un complexe moderne « arabophobe » alimenté par l’ancienne puissance coloniale française. De toute évidence, de mon point de vue, caractériser l’Algérie comme arabe est historiquement fondé si l’on retient, comme il a été souligné plus haut, en guise de définition de la nation, le principe juridique de communauté de langue, de religion, de culture, d’histoire et surtout d’économie. Et non pas la définition se fondant sur les concepts archaïques ethnicistes, raciaux, pour postuler l’appartenance nationale.  

Dans ce stérile débat sur l’identité réelle et authentique de l’Algérie, définie par les uns comme amazighe et arabe pour d’autres, le clivage est superflu, superfétatoire. De manière générale, si on se place au plan de la définition du droit international, la nation se caractérise de la manière suivante : communauté de langue, de culture, de religion, d’histoire. Sur ces fondements-là, on peut affirmer que l’Algérie est arabe. De manière générale, tout comme l’approche islamiste moyenâgeuse passe sous silence la période antérieure à l’établissement de l’islam en Algérie, la vision étroite berbériste évacue d’un revers de main la période postérieure à l’Antiquité berbère. Or, depuis lors, l’Algérie s’est islamisée, arabisée. Culturellement transformée. Sa berbérité s’est diluée. Sa personnalité évoluée. Son identité transmuée. Sa population transfigurée. La langue maternelle de 80% d’Algériens est depuis des siècles l’arabe. Aussi, vouloir définir l’Algérie par ses prémices berbères, c’est comme vouloir appréhender l’homme adulte par ses caractéristiques enfantines. Cet homme adulte est certes doté toujours du même corps verticalement grandi, mais n’est plus pourvu des mêmes attributs psychologiques, intellectuels, culturels. Ses dispositions enfantines et infantiles se sont diluées pour laisser place à une personnalité mature radicalement différente, transfigurée. La berbérité a reculé. L’arabité a avancé. Deux phénomènes historiques concomitants gravés naturellement sur le visage de l’Algérie. Ainsi, la configuration historique de l’Algérie s’est métamorphosée. C’est la loi de l’évolution. Tout est mouvement, changement. Rien ne demeure à l’état initial ni de l’état initial. L’Algérie d’aujourd’hui n’est pas la même que celle d’hier. L’Algérie de demain ne sera pas la même que celle d’aujourd’hui. En vérité, les berbéristes sont restés prisonniers du culte des ancêtres, qu’ils veulent imposer à tous les Algériens. Comme les islamistes sont prisonniers d’un culte mortifère d’un islam moyenâgeux qu’ils veulent imposer à tous les Algériens. Avec leur étroite vision tribale, ils sont incapables de chausser les lunettes de l’objectivité historique moderne pour saisir l’anachronisme de leur conception de l’histoire de l’Algérie. Leur cécité historique les empêche d’avoir une vue moins étriquée de l’Algérie. Une Algérie sur laquelle ils projettent leurs fantasmagoriques récits mythiques exhibés en guise de construction statique et immuable de l’identité nationale algérienne réduite à sa plus simple expression, à savoir la langue amazighe, érigée en héritage général et éternel de l’Algérie.

Campés obsessionnellement sur cette phase antique de l’histoire mythique « berbère » révolue, ils éprouvent des difficultés à admettre que l’Algérie s’est profondément transformée ;, qu’elle a changé de mode de production, de rapports de classe, de classes dominantes et dominées, d’époque ; qu’elle a évolué sur les plans culturel, linguistique, religieux, etc.

Quoi qu’il en soit, au-delà de cette controverse stérile, le capitalisme s’est chargé depuis longtemps d’éroder toutes les identités particulières archaïques. Aujourd’hui, le découpage des identités s’établit sur des fondements de classes sociales et non sur des catégories ethniques ou religieuses. Aussi, en Algérie, comme dans tous les pays capitalistes, la définition sociologique d’un individu s’appuie sur son appartenance sociale. Or le capitalisme a donné naissance à deux catégories sociales principales : la classe capitaliste et la classe ouvrière (ou prolétariat). Aujourd’hui, chaque individu est assigné à cette catégorie sociologique, à l’une des deux principales classes antagonistes existantes. Par-delà son appartenance nationale, ses origines « ethniques » ou sa religion, aujourd’hui l’Algérien se définit d’abord par son assignation sociale, sa condition sociale, ses intérêts de classe par ailleurs identiques entre l’Algérien « kabyle » et l’Algérien « arabe ». Toute division ethnique établie entre prolétaires algériens est le fruit de l’idéologie dominante qui œuvre à l’éclatement de l’identité algérienne populaire commune.

 En conclusion, toute l’idéologie berbériste est fondée sur une mystification et une mythification de l’histoire. Alors que la Kabylie est demeurée durant des siècles hors histoire (de l’Algérie et, au-delà, du Maghreb, rançon de la survie de sa culture et de sa langue), aujourd’hui, nous assistons à l’usurpation de l’histoire de l’Algérie, perpétrée par les berbéristes pour appuyer, ou leur projet irrédentiste, ou leurs revendications identitaires linguistico-culturelles anachroniques communautaristes. Cette déformation de l’histoire nationale algérienne à des fins indépendantistes ou communautaristes doit être radicalement rejetée, dénoncée. En outre, en accaparant les personnalités historiques berbères de l’Afrique du Nord, toutes originaires de toutes les régions du Maghreb, les berbéristes travestissent outrancièrement l’histoire de l’Algérie.

Certes l’Algérie a été berbère, tout comme la France a été gauloise. Mais aujourd’hui, linguistiquement et culturellement, l’Algérie est arabe, comme l’ancienne Gaule est linguistiquement et culturellement française. Et aucun Français ne conteste ce fait historique, cette réalité sociologique. En Algérie, les berbéristes refusent cette évidence historique, cette réalité sociologique. En raison de leur vision tribale, de leur attachement atavique à leurs particularismes ethniques, ils ne peuvent s’arrimer au projet de construction de l’identité nationale algérienne moderne avec sa dimension historique arabe.

En tout état de cause, ce n’est pas aux Algériens de satisfaire les caprices ethnocentristes des berbéristes contre le principe de réalité historique algérien, mais aux berbéristes de se défaire de leur ethnocentrisme sclérosé capricieux pour rentrer dans la réalité historique algérienne en perpétuelle transformation, en pleine mutation, modernisation.

(1) Chapitre extrait du dernier ouvrage de l’auteur consacré au Hirak, intitulé « Secouée par le Hirak : l’Algérie à la croisée des chemins », les éditions l’Harmattan.

 

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