Dans cet entretien passionnant, l’historien panafricaniste Dr Amzat Boukari-Yabara décrypte les obstacles majeurs qui freinent l’unité africaine. Il aborde la question du franc CFA, les ingérences extérieures, et surtout la stratégie d’influence d’Israël qui, selon lui, sape la solidarité anticolonialiste. À travers des exemples concrets – Mali, Congo, Union africaine – il propose des pistes pour reconstruire un panafricanisme des peuples, plus souverain et plus juste.
Quand on interroge l’histoire du panafricanisme, on voit d’abord un combat d’émancipation : briser les chaînes coloniales, renverser l’apartheid, affirmer une unité africaine digne et indépendante. Pourtant, comme l’explique le Dr Amzat Boukari-Yabara, cette ambition rencontre aujourd’hui un obstacle aussi insidieux qu’efficace : la normalisation des relations entre Israël et de nombreux États africains.
Selon Boukari-Yabara, le projet sioniste n’est pas qu’un dossier lointain du Proche-Orient. Il représente un levier géopolitique qui s’est immiscé au cœur des stratégies de division en Afrique. Ce n’est pas un hasard si 44 États africains entretiennent des relations officielles avec Israël, y compris des pays historiquement proches de la cause palestinienne. La promesse d’une coopération sécuritaire, agricole ou technologique n’est qu’un vernis : en réalité, c’est une pénétration méthodique des élites et des systèmes économiques. Israël se présente comme un partenaire pragmatique, alors qu’il applique un vieux principe colonial, le fameux « diviser pour mieux régner ».
Cette diplomatie de l’ombre ne tombe pas du ciel. Elle s’est construite dès les années 60-70, quand l’Afrique s’émancipait de la tutelle européenne. À cette époque, la majorité des pays africains affichaient un antisionisme clair, en solidarité avec la lutte palestinienne et contre l’apartheid sud-africain, qu’Israël soutenait activement. Mandela disait avec force : « Nous ne serons pas totalement libres tant que la Palestine ne sera pas libre ». Mais au fil des décennies, la disparition de figures comme Nasser, Sankara ou Arafat a permis aux alliances de s’effriter. Le travail diplomatique israélien a consisté à remplir le vide idéologique laissé par ces grands leaders.
Ce phénomène s’accompagne d’un paradoxe dangereux : alors que la plupart des peuples africains restent solidaires des Palestiniens, leurs gouvernements pactisent avec Israël pour des raisons de « sécurité » ou de rentabilité immédiate. Le résultat est un brouillage des repères politiques et une dilution du socle anticolonialiste qui faisait la force du panafricanisme. Boukari-Yabara insiste : en acceptant l’influence israélienne, les élites africaines compromettent leur souveraineté et sapent la possibilité d’une intégration continentale fondée sur la justice.
Le cas du Mali illustre bien ces contradictions. Ancien bastion du panafricanisme radical sous Modibo Keïta, solidaire de l’Algérie en guerre, le Mali a connu une suite de dépendances nouvelles : la France, puis Wagner, et désormais la tentation de coopérations multiples, y compris avec des pays amis d’Israël comme le Maroc. La même dynamique est à l’œuvre dans toute la bande sahélienne, où l’insécurité ouvre la porte à tous les protecteurs autoproclamés, quitte à compromettre la cohérence géopolitique des alliances.
Mon avis, c’est que ce brouillage est le plus grand échec idéologique de notre époque. La promesse panafricaine ne peut pas survivre si chaque pays s’aligne sur des intérêts contraires à ceux des voisins. D’autant plus quand ces choix se font au détriment de la cause palestinienne, qui reste symboliquement le miroir des luttes africaines contre la colonisation.
Boukari-Yabara le rappelle avec force : la normalisation avec Israël ne s’explique pas seulement par le pragmatisme économique. C’est un outil d’influence plus large, qui passe par les réseaux religieux évangéliques, la diplomatie discrète au siège de l’Union africaine, ou encore les promesses d’investissements et de partenariats agricoles. À terme, cette stratégie vise à désidéologiser l’Afrique, à la transformer en simple marché concurrentiel, sans colonne vertébrale morale.
Or, le panafricanisme du futur devra justement renouer avec ses principes fondateurs : anticolonialisme, justice sociale et souveraineté économique. Boukari-Yabara défend un panafricanisme des peuples, pas des régimes. Il rappelle que les populations africaines ont toujours été plus lucides que leurs dirigeants. Elles savent faire le lien entre l’oppression du Congo par le pillage minier, la mainmise française sur le franc CFA et l’occupation israélienne de la Palestine. Ces réalités procèdent d’une même logique de domination.
Face à cette normalisation rampante, la seule riposte crédible est l’éducation politique des jeunesses africaines. C’est sur elles que repose la tâche immense de reconstruire un discours cohérent, capable d’articuler la défense des droits palestiniens et la libération économique du continent. Sans cet ancrage idéologique, les institutions comme l’Union africaine resteront des coquilles vides, incapables de défendre les intérêts communs.
En clair, si l’Afrique veut peser dans le XXIe siècle, elle doit rompre avec les dépendances héritées et s’inventer un horizon commun. Cela passe par la critique radicale du néocolonialisme, qu’il soit français, américain ou israélien. La souveraineté n’est pas un slogan : elle suppose de choisir ses alliances en fonction d’un projet collectif, pas d’opportunités commerciales.
Comme le dit Boukari-Yabara, la solidarité avec le peuple palestinien est un test. C’est le point de passage obligé qui révèle la sincérité d’un panafricanisme revendiqué. Tant qu’Israël pourra s’imposer comme partenaire privilégié de dizaines de gouvernements africains, le projet panafricain restera prisonnier d’un rapport de force truqué.
Pour approfondir ces réflexions passionnantes, je t’invite à regarder l’émission complète ici :
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Hope&ChaDia