par Hope&ChaDia
Un sondage lancé sur la chaîne YouTube de JazairHope a donné lieu à une surprise de fond. En moins de 15 heures, plus de 250 internautes algériens y ont répondu à une question aussi simple qu’essentielle : Voir le sondage ici
Avons-nous aujourd’hui, en Algérie :
🔘 des élites
🔘 des compétences
🔘 oui, c’est la même chose
🔘 je ne connais pas la différence
Voici les résultats obtenus :
🔹 60 % ont répondu : des compétences
🔹 25 % : des élites
🔹 10 % : c’est la même chose
🔹 5 % : je ne connais pas la différence
Derrière cette question apparemment anodine se cache en réalité une tension centrale dans notre manière de percevoir l’excellence : sait-on encore faire la différence entre savoir-faire et grandeur morale ? Entre technicité et élévation ?
Une majorité lucide sur les compétences
Le fait que 60 % des votants aient choisi la réponse “des compétences” révèle une perception partagée et solide : l’Algérie compte des talents réels, actifs, parfois brillants. Dans de nombreux domaines — médecine, ingénierie, éducation, agriculture, innovation —, des hommes et des femmes produisent, réparent, inventent, avancent.
Mais cette reconnaissance majoritaire est aussi un aveu implicite : si les compétences sont là, pourquoi ne se transforment-elles pas en cap collectif ? Pourquoi le pays donne-t-il parfois l’impression d’avancer sans boussole, ou de piétiner malgré ses ressources humaines ?
La compétence est là, mais l’élite — au sens noble — semble absente ou silencieuse.
Ceux qui croient à l’élite : confiance ou confusion ?
Un quart des votants estiment que nous avons bel et bien des élites. Cela peut être interprété de deux façons : soit comme un acte de foi positif, en des figures discrètes ou méconnues, porteuses de valeurs et de projets ; soit comme une confusion fréquente entre position sociale, notoriété ou diplôme, et élévation morale réelle.
Dans une société où l’apparence, le statut ou la parole publique tiennent souvent lieu d’autorité, il n’est pas surprenant que certains confondent visibilité et exemplarité.
Pour autant, ce vote n’est pas à rejeter : il témoigne d’une attente. Une attente d’élévation, de repères, de figures qui éclairent.
Et ceux qui doutent ou avouent ne pas savoir
Parmi les réponses, 10 % des participants considèrent que compétence et élite sont identiques, et 5 % disent ne pas connaître la différence. Ces 15 % ne sont pas anecdotiques : ils pointent une zone grise essentielle. Car dans une société où les mots se mélangent, les exigences aussi.
Distinguer la compétence (le savoir-faire scientifique ou autre) de l’élite (le fait de mettre ce savoir au service du bien commun, avec vision et éthique), c’est plus qu’un débat sémantique. C’est une condition pour savoir ce que nous attendons des individus qui assument une fonction, une responsabilité ou un rôle social.
Et ceux qui ont coché “je ne sais pas” méritent le respect : leur réponse est une preuve d’humilité — et peut-être, la plus grande ouverture à l’apprentissage.
Ce que dit la recherche : compétence et élite ne se confondent pas
Ce débat a été largement étudié, de la sociologie politique à la philosophie morale.
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Mosca et Pareto, pionniers de la théorie des élites, affirmaient qu’une minorité organisée finit toujours par gouverner une majorité désorganisée. Mais cette “élite” ne reposait pas nécessairement sur la compétence : elle tenait surtout à la structure, la reproduction sociale et le pouvoir.
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Pierre Bourdieu a montré que le capital culturel ou symbolique suffit souvent à faire passer certains pour une élite, sans réel mérite.
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À l’inverse, des penseurs comme Robert Greenleaf ou James MacGregor Burns proposent une définition exigeante : l’élite véritable est celle qui sert, qui élève, qui inspire, qui protège.
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En entreprise, on distingue les high potentials (talents compétents) des top leaders (figures capables de guider).
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Enfin, en philosophie, Jacques Maritain, Hannah Arendt ou Ali Shariati parlent d’élite comme boussole morale, souvent silencieuse, parfois sacrifiée.
C’est dans cette dernière lignée — celle de l’élévation par le service, l’intégrité et la responsabilité — que s’inscrivait l’intention du sondage.
Il ne s’agissait pas de désigner l’élite comme classe dominante, mais de questionner : avons-nous, dans notre société, des individus qui élèvent les autres par l’exemple, la vision et l’engagement désintéressé ?
Élite ou Nomenklatura ? Ne Confondons Pas.
Dans les discours courants, on appelle souvent élite ceux qui détiennent le pouvoir : hauts responsables, dirigeants, figures d’autorité. Mais cette désignation est trompeuse. Elle confond deux réalités profondément différentes. Le mot juste pour qualifier une classe dirigeante cooptée, protégée, peu renouvelée et souvent plus préoccupée par la conservation de ses privilèges que par l’intérêt général, c’est nomenklatura. Ce terme, issu du vocabulaire soviétique, désignait ceux qui accédaient au pouvoir non pas par mérite, mais par appartenance au cercle des initiés.
Appeler élite ce qui relève d’une nomenklatura, c’est brouiller les repères — et vider l’exigence d’élévation de son sens.
L’élite véritable élève. La nomenklatura verrouille.
Un sondage qui révèle plus que des chiffres
Contrairement à une interprétation trop rapide, ce sondage ne montre pas que les Algériens croient en leurs compétences mais pas en leurs élites.
Il montre que la majorité voit juste dans la distinction, mais que la proportion qui affirme la présence d’élites surestime probablement leur nombre réel.
Selon les travaux existants :
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15 à 25 % des actifs peuvent être considérés comme compétents à haut niveau.
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1 à 3 % à peine accèdent à une forme d’élite éthique, capable de guider ou de structurer une société.
Or ici, 25 % des votants parlent d’élites. L’écart est révélateur : il montre que le mot “élite” est souvent galvaudé, sur-utilisé, ou attribué trop vite.
Et maintenant ?
Ce sondage n’a pas de valeur scientifique, mais il éclaire une intuition collective : l’Algérie est riche en talents, mais le passage de la compétence vers l’élite reste une transition inachevée.
Pourquoi ? Peut-être à cause du clientélisme, du manque de méritocratie, de la peur, ou d’une forme de fatigue morale. Peut-être aussi parce que ceux qui pourraient devenir une élite choisissent de se taire, ou de partir.
Ou, plus fondamentalement — et c’est ici mon avis personnel —, l’Algérie est une nation encore jeune pour espérer disposer d’une élite en quantité suffisante, ou du moins visible.
Mais la question reste posée à chacun :
Saurons-nous transformer nos savoirs en élévation ? Et notre lucidité en exigences concrètes ?
Car les compétences font un marché.
Les élites font une civilisation.
P.S. Pour prolonger cette réflexion, je vous propose une analyse en trois volets sur le thème :
« Les compétences existent mais sont bloquées : mythe commode ou diagnostic réel ? »
Cet article revient en profondeur sur la structuration, l’utilisation — et parfois l’entrave — des compétences en Algérie.
À lire ici : https://jazairhope.org/fr/les-competences-existent-mais-sont-bloquees-mythe-commode-ou-diagnostic-reel/
— Hope&ChaDia