L’interview croisée accordée à Libération par le juriste algérien Tahar Khalfoune et l’historien français Benjamin Stora, à la suite de l’adoption par le Parlement algérien d’une loi criminalisant la colonisation française, avance une série de réserves qui méritent d’être discutées sur le fond. Les deux universitaires reconnaissent le caractère légitime des questions soulevées par le texte, tout en exprimant un scepticisme marqué quant à ses effets juridiques, mémoriels et politiques. Une lecture attentive de leurs arguments permet toutefois d’identifier plusieurs présupposés discutables, qui appellent clarification.
1. Sur le prétendu risque de confusion entre histoire et justice
Les intervenants posent d’emblée l’idée selon laquelle la loi ferait courir un risque de confusion entre histoire et justice. Cette formulation repose sur un faux dilemme. L’histoire est une discipline scientifique visant l’établissement et l’interprétation des faits passés ; le droit, quant à lui, intervient lorsque l’État décide de qualifier ces faits et d’en tirer des conséquences normatives. La loi algérienne ne prétend pas écrire l’histoire à la place des historiens, mais acter politiquement et juridiquement une lecture déjà largement établie par la recherche historique elle-même. La qualification juridique ne concurrence pas l’histoire ; elle lui succède.
2. Sur l’argument de l’anachronisme juridique
Benjamin Stora invoque le risque d’anachronisme, affirmant que l’on ne peut juger le XIXᵉ siècle avec les instruments juridiques du XXIᵉ. Or la loi algérienne ne vise ni à juger pénalement des individus du passé, ni à appliquer rétroactivement des sanctions. Elle s’inscrit dans une logique contemporaine de qualification de crimes d’État imprescriptibles, principe admis en droit international moderne. Refuser toute qualification au nom de l’anachronisme revient à considérer que certains crimes seraient durablement soustraits à toute reconnaissance juridique.
3. Sur la focalisation excessive sur l’inapplicabilité pénale
Tahar Khalfoune insiste sur les obstacles juridiques : non-rétroactivité du droit pénal, accords d’Évian, amnisties, limites des juridictions internationales. Cette lecture suppose implicitement que l’objectif central de la loi serait la poursuite pénale d’auteurs individuels. Or le cœur du texte réside ailleurs : il s’agit d’une loi-cadre imposant à l’État algérien une obligation d’action, de revendication et de positionnement officiel. L’exécutabilité pénale n’épuise ni la portée ni la rationalité du texte.
4. Sur la critique générale des lois mémorielles
Benjamin Stora se déclare dubitatif vis-à-vis des lois mémorielles, y compris françaises. Cette critique, bien connue, ignore cependant une asymétrie fondamentale : la France a multiplié les lois, résolutions et reconnaissances mémorielles lorsqu’il s’agissait de son propre rapport au passé. L’argument devient problématique lorsqu’il est mobilisé pour disqualifier a priori une initiative similaire émanant d’un ancien colonisé. La critique des lois mémorielles ne saurait être sélective sans perdre sa cohérence.
5. Sur la lecture nationaliste du texte
Les deux intervenants évoquent une poussée nationaliste, voire un nationalisme exacerbé, pour expliquer le retour de la loi. Cette approche psychologise le débat et évite d’en affronter le contenu juridique. La revendication de reconnaissance et de réparation est analysée comme une expression émotionnelle plutôt que comme une démarche politique structurée. Une telle lecture tend à délégitimer toute demande de justice historique en la réduisant à un affect collectif.
6. Sur la place de la jeunesse algérienne
Tahar Khalfoune affirme que la colonisation serait davantage une obsession des élites que de la jeunesse. Cette affirmation est contredite par les dynamiques observables depuis le Hirak, où les références à la guerre de libération et aux figures de la résistance ont été centrales. Loin d’être marginale, la question coloniale structure une part importante du rapport des jeunes Algériens à l’État, à la souveraineté et à l’histoire nationale.
7. Sur la menace supposée contre la recherche académique
L’argument selon lequel la loi pourrait restreindre le champ de la recherche repose sur une confusion entre négationnisme, apologie et travail scientifique. Le texte vise la glorification ou la justification du colonialisme, non la recherche critique. Aucune expérience internationale sérieuse ne montre qu’une loi mémorielle empêche durablement le travail académique lorsqu’elle est clairement circonscrite.
8. Sur la limitation des réparations au symbolique
Les deux intervenants estiment qu’une reconnaissance symbolique serait souhaitable, mais que les réparations financières ou matérielles seraient excessives. Cette position introduit une norme implicite : celle d’un plafond de justice acceptable, défini sans concertation avec les sociétés concernées. Or le droit international reconnaît la pluralité des formes de réparation, incluant indemnisation, restitution et réparation environnementale.
9. Sur la question des harkis
La critique du volet relatif aux harkis repose sur une confusion entre qualification historique et culpabilité héréditaire. Reconnaître un rôle de collaboration armée ne signifie pas imputer une responsabilité pénale aux descendants. Le débat mérite d’être traité avec nuance, mais l’argument émotionnel ne saurait invalider le droit d’un État à qualifier juridiquement une réalité historique.
10. Sur la frontière entre revendication légitime et “rente mémorielle”
Enfin, l’idée de “rente mémorielle” sert souvent à délégitimer les revendications postcoloniales. Or la loi algérienne s’inscrit dans un mouvement plus large, observé dans de nombreuses sociétés postcoloniales, visant à clore un cycle d’impunité symbolique. La question centrale n’est pas celle de l’opportunité morale, mais celle de la souveraineté juridique : qui décide quand une revendication devient illégitime ?
En définitive, l’interview croisée met moins en lumière les faiblesses intrinsèques de la loi algérienne que les résistances persistantes à l’idée qu’un ancien colonisé puisse, par le droit, reprendre la maîtrise de son récit historique et de ses exigences politiques.
Hope&ChaDia
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1 comment
Salam aylaykoum hope encore une fois merci pour cette analyse poussée et cet échange.Des le début de l’article concernant l’argument de l’anachronisme de juger des évènements passés avec des instruments de droit du 21e siècle W, faut il rappeler les tribunaux de Nuremberg et les actions menées pour retrouver les anciens nazis? Ont ils oublie ce que l’Allemagne la GB la Belgique ont fait au 21e siècle sur des crimes contre l’humanité et genocide perpétués en Afrique?
Exemple : en 2021 l’Allemagne reconnaît auprès de la Namibie le genocide de 65000 Herero et 20000 Namas sont tues en 1904 et 1908. L’Allemagne fait une promesse de compensation de 1 milliard d’euros en plus de la reconnaissance et d’autres exemples existent aussi.