Par Abdelkader Bensenouci(*)
L’hystérie qui s’est emparée des Algériens après la sortie inattendue (!) de l’équipe nationale de la Coupe d’Afrique 2024 nous interpelle, doit nous interpeller en tant que citoyens, mais surtout interpeller les autorités et plus exactement l’État afin de (re) définir les buts et les objectifs du sport dans notre pays.
Sur les plateaux de télévision, sur les réseaux sociaux, dans la rue, on parle et l’on continue de parler de cet échec avec passion, avec véhémence. Chacun y va de son analyse, mais ce qui est frappant ce sont les dérives graves prises par les «débats».
Accusations, mensonges, diffamations. L’on parle de complot ourdi contre Belmadi, contre l’équipe nationale, voire contre l’État. L’ampleur des dépassements de plus en plus graves a finalement amené les autorités à intervenir, à travers le ministre de l’Information, pour mettre le holà en rappelant certaines règles de déontologie journalistique et que le football n’est qu’un sport ou ne devrait être que cela !
Un sport… Ah! nous y voilà. C’est quoi le sport ? Quel est son but ?
La définition la plus courante est qu’il consiste en un ensemble d’exercices physiques destinés à améliorer la condition physique de l’individu, renforcer la santé physique et mentale, lutter contre les maladies.
Il est censé, par ailleurs, nous apprendre le respect, l’humilité, la gestion des passions et des échecs. Il stimule aussi l’esprit de camaraderie et de solidarité.
Enfin, par son aspect ludique, il est source de joie, de divertissement, de rire, de détente, etc.
Dans la Grèce antique, les Jeux olympiques, en plus d’être une compétition sportive, marquaient aussi une pause dans les guerres entre cités et c’est là une autre dimension du sport qui est toujours utilisée pour le rapprochement des peuples.
Tels sont les buts et les idéaux nobles du sport. Qu’en est-il dans la réalité de nos jours ?
Concentrons-nous sur le football en tant que sport le plus répandu et le plus populaire.
Né en Angleterre à l’époque victorienne dans les lycées (high schools), il s’étend rapidement aux travailleurs des manufactures et usines. Les patrons y voient un moyen d’améliorer l’image de leurs entreprises (l’esprit mercantile ne ratant rien). Plusieurs grandes entreprises créent chacune son club de foot. Depuis, il s’est répandu sur toute la planète.
La politique n’est pas en reste et le récupère très tôt. Dans l’entre-deux- guerres mondiales, certains États n’hésitent pas à utiliser ce sport pour diffuser leur idéologie.
Mais c’est surtout la récupération par la grande finance qui est la plus remarquable et qui a le plus d’impact sur l’évolution de ce sport. Cette prise en charge a pris une ampleur inédite avec l’intrusion de la télévision dans le football à partir de 1958.
Très vite, le foot a ses institutions internationales dont la plus importante est la Fifa, installée à Genève. Elle compte 211 membres, quand l’ONU n’en compte que 193 !
Ses revenus sont tout bonnement faramineux : 7 568 millions de dollars (7,6 milliards de dollars) pour 2019/2022 et annonce 11 milliards pour les trois prochaines années. Alors que ses dépenses sont de 3 404 millions (3,4 milliards), activité, on ne peut plus, juteuse.
Douze marques commerciales sont les principaux bailleurs de fonds de la Coupe du monde et des clubs les plus huppés. La minute de publicité lors des matchs de la Coupe du monde ou des grands matchs de l’UEFA coûte des milliers de dollars et atteint parfois des millions de dollars.
Les clubs de foot se convertissent à l’économie de marché et sont devenus des entreprises dont certaines sont cotées en bourse.
Les meilleurs joueurs s’arrachent à des prix démentiels et perçoivent des salaires faramineux. Les pays du Golfe y ajoutent villas haut standing, voire palais, voitures de luxe, domestiques, billets d’avions, etc.
Cette débauche d’argent favorise tout naturellement l’affairisme et ses corollaires la tricherie, la corruption.
L’organisation des grands événements sportifs tels la Coupe du monde, les Jeux olympiques, la CAN (ah! surtout la CAN) est «l’occasion des grandes occasions».(1)
Le sport, un droit fondamental ?
La question est : qui profite de cette manne ?
De toute évidence, ce ne sont pas les pauvres, pays ou clubs.
En Amérique latine et en Afrique, pépinières de grands joueurs, les clubs vivotent sans moyens financiers et sont dépourvus d’équipements, ce qui contraint les joueurs de talent à «s’exporter». Certains chiffres parlent de 11000 joueurs expatriés (2017).
… Eh oui, les hommes, comme les matières premières, sont «aspirés, pompés» par les riches
Ainsi, ceux qui profitent à la fois des talents et de l’argent sont les pays riches, principalement l’Europe et depuis peu les pays du Golfe qui s’attachent les services des grands joueurs en fin de parcours.
On est désormais bien loin des buts et idéaux du sport, tels que définis par la Charte internationale de l’éducation physique, de l’activité physique et du sport adoptée par l’Unesco en 1978 et révisée en 2015.
Cette version, mise à jour, fournit le cadre pour orienter l’action en ce domaine. Ci-après quelques articles:
Art 1.. «La pratique de l’éducation physique, de l’activité physique et du sport est un droit fondamental pour tous.»
Art 3. «Toutes les parties prenantes doivent concourir à la définition d’une vision stratégique, en identifiant les options et priorités politiques.
Art 4. «Les programmes d’éducation physique, d’activité physique et de sport doivent encourager une participation tout au long de la vie.»
Art 8. «La qualité de l’éducation physique, de l’exercice de l’activité physique et du sport exige des espaces, des équipements et des matériels appropriés et sans risque.»
Art 10. «La sauvegarde et la promotion de l’intégrité et des valeurs éthiques de l’éducation physique, de l’activité physique et du sport doivent être pour tous une préoccupation permanente.
– Droit fondamental pour tous
– Option et priorité politiques
– Pratique du sport tout au long de la vie
– Espaces et équipement adéquats
– Intégrité et respect des valeurs éthiques.»
Clairs, nets et précis, tels sont le sens et la finalité du sport.
La charte nationale issue de la réforme sportive de 1976 en Algérie ne dit rien d’autre que ce que reprend la charte de l’ONU de 1978.
Qu’en est-il chez nous, en Algérie, aujourd’hui ?
Eh bien, nous en sommes réduits à suivre, à subir et à gérer, chacun selon sa position, un feuilleton de série quatre : «l’affaire» du coach national et ses rebondissements. Nous y reviendrons plus loin.
Plus sérieusement, durant les décennies 60 et 70 et même 80, l’option était claire : le sport et l’éducation physique, c’était pour tous.
Dans les écoles, les lycées, les universités, les entreprises, les communes. Tout le monde s’adonnait à une activité physique de son choix.
Avec la réforme sportive de 1976 et la charte, les clubs sportifs les plus importants furent pris en charge par des entreprises nationales et ne se concentraient que sur une seule discipline : le foot.
Les autres formations bénéficiaient d’aides de l’Etat sous une forme ou une autre.
On se souvient, par exemple, des courses organisées par le parti et les communes, des tournois de cyclisme…
De cette orientation, de cette politique du sport pour tous, du sport de «masse», qu’on devait poursuivre et parfaire, nous avons gagné des trophées continentaux, nous avons gagné la coupe des Jeux méditerranéens en 1975, nous avons gagné des Coupes d’Afrique des clubs champions – MAC en 1976 et la saga de la JSK dans les années 80 et 90, nous avons eu avec l’équipe de 1982 notre première qualification à la Coupe du monde. Dans le handball, nous avons eu une équipe qui a régné sur la discipline en Afrique avec pas moins de sept (7) titres.
Dans l’athlétisme, nous avons eu des individualités à l’exemple de Rahoui Boualem, vainqueur du 3000 m steeple, et qui aurait pu établir un record imbattable s’il ne s’était pas contenté de la médaille d’or (JM 1975), de Sakina Boutamine, Hassiba Boulmerka, Noureddine Morceli, Nouria Benida-Merah…
L’on se souvient aussi des courses à pied organisées par le parti et les communes pépinières de futurs athlètes de haut niveau, tout comme les tournois de cyclisme, les jeux (mouvements) d’ensemble organisés à l’occasion des fêtes nationales. Enfin et surtout la place importante que tenait la formation dans toutes les disciplines.
Qu’en reste-t-il ?
Avec «l’ouverture» gallek (ils ont dit), les bien-pensants, les modernistes, les mondialistes (en tout d’ailleurs), mais vous êtes ringards, votre vision du monde est obsolète, dépassée, périmée. Il faut se mettre au diapason du temps et passer au professionnalisme.
Il serait fastidieux d’exposer la politique suivie ; si tant est qu’il y eût une politique, durant les vingt dernières années (mise entre parenthèses de la décennie noire où les priorités étaient ailleurs), mais les résultats sont là. Malgré les «miniards» (milliards), comme dirait mon oncle Allah yarahamou, en dinars, en dollars et en euros.
En vérité, comme l’a dit un grand monsieur du sport, feu Si Mohammed Baghdadi, depuis cette ouverture au professionnalisme, on est restés assis entre deux chaises… et on est venus à l’arbre qui cache la forêt en nous concentrant sur les équipes nationales, en particulier l’équipe de football.
Les clubs de football locaux qui, jadis, fournissaient l’équipe nationale en joueurs de niveau végètent dans la médiocrité, les manigances et même la corruption.
Aujourd’hui, l’équipe nationale est composée à presque 100% de joueurs issus de l’émigration ou évoluant à l’étranger. Avec une valse ininterrompue d’entraîneurs.
Un feuilleton dégoûtant !
L’élimination de la dernière CAN, en plus des joutes télévisées et sur les réseaux sociaux, indignes et honteuses, a dévoilé aussi la médiocratie de la gestion au sein de la FAF. Son président qui dit avoir saisi la CAF pour les fautes graves commises au détriment de l’équipe nationale et affirme l’avoir fait par un… tweet !
Ce même président décide de limoger l’entraîneur national de manière on ne peut plus cavalière, sans aucun respect des formes. Pire encore, certaines sources rapportent que Sadi aurait déclaré aux joueurs avant le match contre la Mauritanie que Belmadi est fini quel que soit le résultat du match et à ce jour nous sommes encore à suivre un feuilleton dégoûtant de la gestion de cette crise. Et, cerise sur le gâteau, les nouvelles fraîches, les plus «crédibles», les plus… ainsi que les directives sur l’évolution du dossier nous viennent du média Winwin du Qatar !?
Pour les autres disciplines, c’est le naufrage, si ce n’est que de temps à autre on entend qu’une équipe a eu une participation honorable.
De l’autre côté, les autorités publiques ne semblent nullement avoir tiré de leçons des expériences passées et ne sont pas mieux inspirées sur la conduite à tenir ou la politique à suivre.
Il semble qu’elles soient plus préoccupées à mettre la charrue avant les bœufs.
En effet, profitant d’une certaine aisance financière elles se lancent dans la réalisation d’infrastructures (stades) très lourdes et extrêmement coûteuses et qui plus est restent le plus souvent inaccessibles au grand public pour l’exercice physique. D’autres sont rénovées à des coûts tout aussi élevés.
Apparemment, — certainement serait plus juste —, les autorités sont plus intéressées par les grands évènements, histoire de plastronner en montrant les «grandes réalisations» et l’organisation impeccable de ces événements.
N’est-il pas temps de sortir des sentiers battus et de revenir à une saine conception du sport ?
N’est-il pas temps, après ces errances et les déboires consécutifs, de (re)définir une politique qui :
– mette l’accent sur l’éducation et les programmes de formation
– reconnaisse le rôle que jouent l’éducation physique et la pratique du sport en tant que facteur d’inclusion et de promotion sociale, en adéquation avec la charte internationale de l’ONU citée plus haut à travers son institution spécialisée, l’Unesco — dont le choix n’est pas fortuit, car le sport est en lien direct avec la culture (autre parent pauvre de la politique chez nous).
Le coût de la construction d’un seul de ces stades géants permettrait de doter nos 1500 communes de structures de proximité où jeunes et moins jeunes pourraient s’adonner à l’exercice sportif, se détendre, s’amuser, nouer des liens d’amitié et rire un peu.
Le sport pour tous, ce n’est certainement pas ces grandes structures, assez éloignées du reste, mais des espaces un peu partout dans les quartiers des grandes villes, notamment, où les enfants et les ados (écoliers et lycéens) peuvent jouer le temps d’une récréation ou à la sortie des classes ; où les plus âgés peuvent se retrouver après les heures de travail, sans peine.
Le sport pour tous, c’est aussi et surtout l’attention qui doit être accordée à la formation. Dans toutes les disciplines. C’est elle qui pourvoit le sport de performance en athlètes et joueurs de talent.
Dans une vidéo récente, j’ai vu Chabane Merzkane, cet Algérien pur jus, les cheveux grisonnants, dans une aire de jeux tout ce qu’il y a de simple et modeste, et lui-même dans une tenue tout aussi humble, s’occuper de la formation des jeunes de son quartier.
Voilà des gens qu’on n’invite jamais sur les plateaux télé. Voilà des gens qui ne sont pas sponsorisés et auxquels on ne met pas à disposition les infrastructures réalisées à coups de milliards. Je termine par une autre incongruité, une injustice même. Nous apprenons régulièrement que telle grande entreprise nationale a débloqué plusieurs dizaines de milliards au profit de tel ou tel club (privilégié). Cela se fait sur quelle base ? Au nom de quoi ? Au nom de qui ?
Cet argent n’appartient-il pas à l’Etat, donc au peuple, alors pourquoi cette distribution aléatoire et arbitraire dont certains profitent et pas d’autres ? Pourquoi pas Merzkane et d’autres comme lui qui travaillent à l’ombre pour l’amour de la chose, pour el âlam, fi sabil Allah.
La créativité retrouvée
L’Algérie «nouvelle» qui agit pour un nouvel ordre mondial politique et économique ne doit-elle pas commencer par ce qui est plus facile et à sa portée ? Nous ne subirons ni pressions ni contraintes en appliquant la charte internationale du sport et/ou revenir à notre propre charte de 1976 qui, en plus de définir l’option et les buts et finalités, indique un certain nombre de mécanismes et moyens pour ce faire. De plus, rien n’interdit de l’actualiser en fonction des données nouvelles.
Le Qatar a claqué, selon certains chiffres, 220 milliards de dollars pour un événement qui n’aura duré qu’un mois !
Qu’ai-je à faire d’un record réalisé la matinée au prix de sang et sueur, temps et argent qui a toutes les chances d’être battu en soirée ?
La révolution n’est-elle pas la créativité retrouvée et le génie propre à chaque peuple avec bien entendu la maîtrise des sciences et techniques modernes mises au service d’un idéal authentique, c’est-à-dire prenant racine dans nos valeurs et traditions ? Je termine cette contribution par une citation très subtile et significative de George Orwell :
«Il y a assez de causes réelles de conflits pour ne pas les accroître en encourageant les jeunes gens à se lancer des coups de pied dans les tibias au milieu de rugissements de spectateurs en furie.»
A. B.
(*) Abdelkader Bensenouci, ancien ingénieur technico-économique à Sonatrach, ancien cadre supérieur à la Cour des comptes, ancien cadre supérieur au ministère de l’Environnement, actuellement à la retraite.
1) Concernant l’évolution du football, certains points ont été inspirés d’un article d’Antonio Gramsci, paru en 1998. (Modifié et actualisé).
1 comment
Article magnifique , merci Toufan