Lors de sa visite officielle en Italie la semaine dernière, le président Abdelmadjid Tebboune n’a pas seulement renforcé les axes stratégiques entre deux États méditerranéens majeurs : il a ravivé une mémoire, un lien, un nom. Celui d’Enrico Mattei.
Figure charismatique de l’Italie d’après-guerre, fondateur de l’ENI, industriel et résistant antifasciste, Enrico Mattei n’est pas qu’un bâtisseur d’industrie. Il est l’un des rares hommes d’affaires européens à avoir mis sa plume, son intelligence et ses réseaux au service des peuples colonisés. Parmi eux, l’Algérie.
Depuis les années 1950, Mattei a incarné une vision audacieuse : celle d’un partenariat équitable entre le Nord et le Sud. Et ce rêve n’est pas resté lettre morte. À travers ses contacts étroits avec les représentants du FLN à l’étranger, il a œuvré sans relâche pour que la classe politique italienne reconnaisse la légitimité du combat algérien. Il a même pesé, en coulisses, lors des négociations d’Évian, en mettant à disposition son expertise pétrolière afin de défendre les intérêts futurs de l’Algérie dans l’exploitation de ses ressources.
Un hommage durable
Ce compagnonnage politique et économique s’est mué, avec le temps, en un socle pour les relations bilatérales. Dès les années 1970, la coopération entre Sonatrach et ENI — l’entreprise fondée par Mattei — a donné naissance à un projet stratégique : le gazoduc TransMed, qui relie Hassi R’mel à la Sicile en passant par la Tunisie et le canal de Sicile.
Mis en service en 1983, cet ouvrage d’exception peut transporter jusqu’à 32 milliards de m³ de gaz par an. Il porte depuis 1999 le nom d’Enrico Mattei — un hommage emblématique à l’architecte invisible de cette coopération méditerranéenne. Ce partenariat énergétique, consolidé et modernisé au fil des années, reste aujourd’hui un pilier de la sécurité énergétique de l’Italie.
Mais les gestes de reconnaissance ne s’arrêtent pas là. Le président Tebboune a récemment décerné à Enrico Mattei la médaille des Amis de la Révolution algérienne, à titre posthume. Un jardin public à Alger a également été inauguré à son nom lors de la visite du président italien Sergio Mattarella en novembre 2021. Autant de signes que l’Algérie n’oublie pas ses amis sincères.
Un livre, une mémoire
À l’occasion du 60e anniversaire de l’indépendance, l’ouvrage « Enrico Mattei et l’Algérie, un ami inoubliable (1962-2022) » a vu le jour. Publié aux éditions Barzakh, avec le soutien de l’ambassade d’Italie en Algérie et de l’Archive historique de l’ENI, ce livre réunit des témoignages, documents diplomatiques, articles de presse et photographies d’époque. Il a été traduit de l’italien en français et en arabe pour toucher toutes les sensibilités.
On y retrouve notamment les interventions du ministre italien des Affaires étrangères Luigi Di Maio, du ministre algérien des Moudjahidine Laïd Rebiga, ainsi que celles de chercheurs comme Alessandro Aresu et Bruna Bagnato, auteure de L’Italie et la guerre d’Algérie. Le livre fut présenté au Salon international du livre d’Alger (SILA2022), où l’Italie etait invitée d’honneur, consolidant un pont culturel de plus entre les deux pays.
Une disparition jamais élucidée
Le parcours de Mattei s’est brusquement interrompu le 27 octobre 1962 dans un mystérieux crash d’avion au sud de Milan, quelques mois après l’indépendance de l’Algérie. Trente-cinq ans plus tard, la justice italienne conclura à un sabotage : une bombe. Une vérité qui, pour beaucoup, confirme ce que l’on soupçonnait depuis toujours — Mattei dérangeait les puissances qui voulaient maintenir la rente coloniale.
Son frère, Umberto Mattei, avait alors déclaré : « Je n’ai jamais eu de preuves, mais j’ai toujours été persuadé que mon frère avait été tué ».
Une figure pour l’avenir
Aujourd’hui, Enrico Mattei est plus qu’un souvenir. Il est un repère. Un symbole d’une époque où la solidarité n’était pas un slogan, mais un engagement concret. Il incarne une vision de la coopération internationale qui refuse la domination et privilégie l’équité, l’audace et la reconnaissance mutuelle.
Dans le contexte d’un monde qui se cherche, qui se fracture, la figure de Mattei rappelle qu’un autre modèle de relations internationales est possible. Et que l’Algérie et l’Italie, unies par une mer, une histoire et une mémoire commune, peuvent tracer ce chemin ensemble.
Hope & ChaDia