Hope Jzr : Mesdames et messieurs, amis de Jazair Hope, bonsoir et bienvenue à la discussion d’aujourd’hui. Je vous remercie sincèrement pour votre présence alors que nous plongeons dans une conversation essentielle avec le professeur Ilan Pappé, un historien renommé et expert du conflit israélo-palestinien. Ilan, c’est la troisième fois que vous nous rejoignez, et c’est un plaisir de vous avoir à nouveau parmi nous.
Ilan Pappé : Merci, Hope. C’est toujours un plaisir d’être sur votre plateforme et d’entendre les voix qui plaident pour la justice et la libération.
Hope Jzr : Aujourd’hui, nous examinerons les implications géopolitiques plus larges du retour de Donald Trump au pouvoir. Nous explorerons les relations entre les États-Unis et Israël, les changements de pouvoir régionaux suite au cessez-le-feu à Gaza et à l’effondrement du régime de Bachar al-Assad en Syrie, ainsi que la vision de la politique étrangère de Trump dans son ensemble. Commençons par la première question.
Hope Jzr : Trump continuera-t-il à soutenir Israël sans condition, ou ce soutien est-il simplement politique et pourrait-il changer en fonction de l’évolution des événements ?
Ilan Pappé : C’est une question cruciale. Jusqu’à présent, lors de son deuxième mandat, Trump a maintenu le même niveau de soutien inconditionnel aux politiques israéliennes que lors de son premier mandat. Cela inclut le soutien aux politiques annexionnistes d’Israël en Cisjordanie, à Jérusalem-Est, et l’absence de condamnation des actions israéliennes à Gaza.
Cependant, il y a une différence notable : le récent accord d’échange de prisonniers. Celui-ci n’a pas été motivé par la volonté de Netanyahou, mais plutôt par la pression de Trump. Cela indique que, bien que Trump s’aligne idéologiquement avec les politiques de Netanyahou, il peut parfois privilégier ses victoires personnelles par rapport à un soutien inébranlable.
Un autre facteur clé est l’image que Trump a de lui-même. Il veut être perçu comme un leader qui ne commence pas de guerres, mais qui les termine. Cela finira par créer des frictions entre lui et la droite israélienne, qui vise à poursuivre la guerre à Gaza et à réaliser davantage d’annexions.
De plus, Trump semble désireux de conclure un traité de paix entre Israël et l’Arabie saoudite, qu’il pourrait considérer comme un ticket pour un prix Nobel de la paix. Cependant, il ne comprend pas la complexité de la politique israélienne, et ses idées irréalistes – comme le déplacement de deux millions de Palestiniens hors de Gaza – ne se concrétiseront jamais, quelle que soit la pression qu’il exerce sur la Jordanie et l’Égypte. Bien que ses politiques ressemblent à celles de son premier mandat, les années à venir pourraient remettre en cause son approche.
Hope Jzr : L’état d’esprit de Trump en tant que négociateur signifie-t-il qu’il pourrait complètement changer de position et faire pression sur Israël pour qu’il adopte une approche différente du problème ?
Ilan Pappé : Je ne dirais pas qu’il changera complètement de position, mais ses instincts d’homme d’affaires joueront un rôle. Trump donne la priorité aux intérêts financiers de l’Amérique avant tout, et soutenir Israël sans condition est une entreprise coûteuse.
À un moment donné, il se rendra compte qu’Israël coûte bien plus cher au contribuable américain que prévu. D’ici un an, je prédis qu’il sera confronté à la réalité que le maintien des politiques israéliennes est un fardeau coûteux. Le véritable test sera de savoir s’il choisit de maintenir un soutien idéologique ou s’il suit une analyse coûts-avantages qui poussera Israël à adopter une stratégie différente.
Contrairement aux administrations précédentes, Trump ne semble pas particulièrement investi dans la question palestinienne – certainement pas d’un point de vue moral. Cependant, s’il perçoit des inefficacités financières ou des risques pour les intérêts régionaux de l’Amérique, sa position pourrait évoluer.
Hope Jzr : Comment la réélection de Trump a-t-elle été accueillie en Israël ? Était-ce une bonne nouvelle en interne, ou a-t-elle déclenché davantage de divisions au sein de la société israélienne ?
Ilan Pappé : En Israël, la réélection de Trump a été perçue comme une bénédiction par Netanyahou et ses alliés de droite. Ils croient que Trump soutiendra l’annexion, le déplacement des Palestiniens, et même l’expansion territoriale israélienne en Syrie occidentale et au sud du Liban.
Cependant, la popularité de Netanyahou est en déclin en raison de multiples crises, notamment la situation des otages, les difficultés économiques et l’incapacité à assurer la sécurité. Les partis d’opposition en Israël, en particulier ceux alignés sur les factions libérales et centristes, ne sont pas aussi enthousiastes quant au retour de Trump. Beaucoup dans ces groupes se rapprochent davantage de l’approche de Biden, malgré ses défauts.
Le conflit interne en Israël – entre les Juifs laïcs et libéraux et les factions religieuses et ultra-nationalistes – est bien plus significatif que le rôle de Trump. Cette division croissante menace la cohésion de la société israélienne, rendant les dynamiques politiques internes de plus en plus volatiles.
Hope Jzr : À quoi ressemblera la politique dans la région après l’élection de Trump, en particulier après le cessez-le-feu et l’effondrement du régime de Bachar al-Assad en Syrie ?
Ilan Pappé : Nous assistons à une transformation majeure dans la région. Les anciennes structures politiques, façonnées par les puissances coloniales après la Première Guerre mondiale, se désintègrent. L’effondrement de la Syrie, l’instabilité du Liban et les dynamiques changeantes entre l’Arabie saoudite, l’Iran et la Turquie indiquent un processus de restructuration régionale à long terme.
Deux scénarios sont possibles : soit un nouvel ordre politique émerge, reflétant mieux les identités et aspirations collectives de la région, soit les puissances extérieures – la Turquie, l’Iran, les États-Unis et Israël – continueront d’intervenir, exacerbant l’instabilité.
La chute de Bachar al-Assad et l’émergence de nouveaux acteurs en Syrie créent des alliances imprévisibles. Le point clé est que la question israélo-palestinienne reste centrale dans la politique régionale. Aucun changement de pouvoir ne sera durable tant que la question palestinienne ne sera pas traitée de manière significative.
Hope Jzr : Pensez-vous que l’Iran et l’Arabie saoudite se rapprocheront en raison de leurs rivalités historiques avec la Turquie, qui tente de prendre le leadership dans la région ?
Ilan Pappé : La clé de cette relation se trouve à Riyad, pas à Téhéran. Mohammed ben Salman garde ses options ouvertes, oscillant entre la normalisation avec Israël (sous pression américaine) et le renforcement des liens avec l’Iran.
L’approche de Trump envers l’Iran sera un facteur décisif. Contrairement aux administrations précédentes, Trump est capable de conclure un accord avec l’Iran, comme il l’a fait avec la Corée du Nord. Si les tensions entre les États-Unis et l’Iran s’apaisent, nous pourrions assister à un alignement régional plus réaliste incluant l’Iran et l’Arabie saoudite.
Bien qu’aucun des deux pays ne soit fondamentalement investi dans la cause palestinienne, ils reconnaissent que la Palestine reste le dernier projet colonial au Moyen-Orient. Tout ordre régional durable doit tenir compte de cette réalité.
Hope Jzr : Pensez-vous que la cause palestinienne gagne ou perd du momentum plus d’un an après le 7 octobre ?
Ilan Pappé : Elle a gagné un momentum sans précédent. L’ampleur de la solidarité mondiale pour la Palestine aujourd’hui est plus grande qu’à tout autre moment de l’histoire récente. Cependant, ce momentum ne s’est pas encore traduit par un changement politique concret, en grande partie parce que le leadership palestinien reste fragmenté.
Le défi est que, bien que le soutien international grandisse, il n’y a pas de mouvement palestinien unifié capable de capitaliser sur cette énergie. Si un nouveau leadership palestinien cohérent émerge, ce momentum pourrait conduire à des changements significatifs dans la politique internationale.
Hope Jzr : Pensez-vous que la crainte des actions de Trump pourrait pousser les pays arabes à se rassembler autour d’une stratégie différente ?
Ilan Pappé : Oui, et nous en voyons déjà des signes. Les États arabes réalisent qu’une approche fragmentée ne sert que les puissances extérieures. Le prochain sommet arabe en Égypte pourrait être un moment charnière pour redéfinir une stratégie régionale qui priorise leurs propres intérêts plutôt que de simplement s’aligner sur les agendas occidentaux ou israéliens.
Il y a une prise de conscience croissante que compter sur les États-Unis, surtout sous Trump, est peu fiable. Les États arabes doivent développer une approche stratégique indépendante des problèmes régionaux, y compris la Palestine, qui ne dépende pas des fluctuations des politiques américaines.
Hope Jzr : Ilan, au-delà du Moyen-Orient, parlons de la politique étrangère de Trump à l’échelle mondiale. Sa relation avec Poutine semble bien meilleure que celle des présidents américains précédents, tandis que son approche de la Chine a toujours été conflictuelle. Comment voyez-vous la stratégie mondiale de Trump ? Va-t-il pencher vers le maintien du leadership mondial des États-Unis, ou acceptera-t-il un monde multipolaire avec des blocs montants comme les BRICS ?
Ilan Pappé : Je vois deux approches distinctes dans la politique étrangère de Trump – une envers la Russie et une autre envers la Chine.
Avec la Russie, il y a de la place pour la négociation. Trump se targue de faire des affaires, et je peux le voir tenter un accord transactionnel avec Poutine – peut-être quelque chose impliquant la reconnaissance du contrôle russe sur certaines parties de l’Ukraine en échange d’un accord de l’OTAN avec Kyiv. La guerre en Ukraine traîne en longueur, et beaucoup en Europe en sont épuisés. Trump, avec son esprit d’homme d’affaires, pourrait essayer de négocier un cessez-le-feu ou un règlement qui préserve les gains russes tout en offrant une garantie de sécurité à l’Ukraine.
Avec la Chine, la situation est totalement différente. Sa guerre commerciale avec la Chine est basée sur des tarifs et un levier économique, et bien qu’il la présente comme une bataille contre la domination chinoise, les véritables perdants pourraient être les consommateurs américains. Une guerre tarifaire ne nuit pas autant à la Chine qu’elle n’augmente les prix pour les Américains ordinaires.
En ce qui concerne la multipolarité, je ne pense pas que Trump se préoccupe des BRICS en tant que tels. Sa véritable frustration réside dans les alliés traditionnels de l’Amérique – l’OTAN, l’UE, le Canada et le Mexique – qu’il considère comme bénéficiant trop du soutien économique et militaire américain. Alors que les administrations américaines précédentes ont tenté de maintenir les alliances et de soutenir le leadership mondial, l’instinct de Trump est de se retirer à moins qu’il ne voit des avantages directs pour les États-Unis. Son slogan, « America First », ne concerne pas le maintien d’un ordre mondial ; il s’agit de relations transactionnelles où les alliés sont censés payer leur juste part.
Hope Jzr : Cela signifie-t-il que Trump ne se soucie pas particulièrement de maintenir la domination américaine dans un monde unipolaire ?
Ilan Pappé : Exactement. Contrairement à l’establishment traditionnel des États-Unis, qui considère le leadership mondial comme essentiel, Trump est indifférent à des concepts comme l’exceptionnalisme américain. Ses politiques reflètent un virage vers une Amérique plus isolationniste, où les alliances sont jugées sur leurs contributions financières plutôt que sur un alignement stratégique ou idéologique.
Ironiquement, cette attitude pourrait accélérer le déclin de l’influence mondiale des États-Unis. En alienant les alliés et en réduisant les engagements internationaux, Trump pourrait involontairement faire de la place à des structures de pouvoir alternatives comme les BRICS pour se développer.
Hope Jzr : Vous avez évoqué l’impact économique des politiques de Trump. Si les difficultés financières des États-Unis limitent leur capacité à fournir une aide militaire et économique au niveau actuel, comment cela pourrait-il affecter l’approche d’Israël vis-à-vis du conflit palestinien ?
Ilan Pappé : C’est une question cruciale. Israël dépend fortement de l’aide financière et militaire américaine. Si les politiques économiques de Trump créent une situation où l’Amérique ne peut plus se permettre de maintenir le même niveau de soutien, Israël sera forcé de reconsidérer sa stratégie.
Au début, Trump offrira probablement à Israël tout ce qu’il veut – une aide massive, un soutien inconditionnel et une couverture diplomatique. Mais avec le temps, à mesure que le fardeau financier augmentera, il pourrait décider qu’Israël devient plus un passif qu’un atout.
Les conséquences potentielles pourraient être profondes. Si le soutien américain faiblit, Israël devra prendre des décisions difficiles : continue-t-il sur sa voie actuelle d’expansion et d’agression militaire sans le soutien garanti des États-Unis ? Ou explore-t-il des solutions diplomatiques alternatives ?
Le gouvernement israélien, en particulier sous Netanyahou, a fonctionné en supposant que le soutien américain était sans fin. Si cette hypothèse est remise en cause, nous pourrions voir des changements dans la politique israélienne – peut-être en s’engageant à contrecœur dans des négociations de paix ou en cherchant de nouvelles alliances régionales.
Hope Jzr : Tournons-nous vers la politique intérieure américaine. Trump a eu une relation conflictuelle avec ce que certains appellent l’État profond – les institutions politiques et bureaucratiques établies à Washington. Comment voyez-vous cette relation évoluer lors de son deuxième mandat ?
Ilan Pappé : L’aspect le plus préoccupant du retour de Trump n’est pas seulement ses propres politiques, mais les personnes qui l’entourent. Des figures comme Elon Musk, Mark Zuckerberg et d’autres magnats puissants de la tech et des médias s’alignent sur l’administration de Trump. Cela soulève de sérieuses inquiétudes concernant la liberté d’expression, le contrôle des médias et l’influence des entreprises sur la gouvernance.
Le démantèlement de l’USAID – le bras de soft power de l’influence américaine – par Trump est un autre signe de son éloignement de l’engagement mondial traditionnel. Bien que certains puissent argumenter que l’aide étrangère américaine était souvent un outil pour promouvoir les intérêts américains plutôt qu’une véritable assistance humanitaire, sa suppression soudaine crée un vide.
Si Trump continue de démanteler ces institutions, cela accélérera le déclin de l’influence mondiale américaine. Cependant, cela présente également une opportunité pour des structures internationales alternatives d’émerger. Les pays du Sud – en particulier dans le monde arabe, l’Amérique latine et l’Asie – devraient saisir ce moment pour construire des alliances indépendantes qui ne dépendent pas de l’intervention américaine.
Hope Jzr : Cela nous amène à une question critique : quelle sorte de résolution envisagez-vous pour le conflit israélo-palestinien ? Netanyahou a catégoriquement rejeté l’idée d’un État palestinien, tandis que l’Arabie saoudite a conditionné la normalisation à la création d’un État palestinien. Où voyez-vous cela aller ?
Ilan Pappé : La solution à deux États est morte. Cela fait longtemps, mais de nombreux gouvernements continuent de prétendre que c’est une option. Ce n’est tout simplement plus un résultat réaliste.
La seule solution viable est un seul État démocratique où tous les peuples – Juifs et Palestiniens – ont des droits égaux. Cela impliquerait de démanteler les structures de l’apartheid et de permettre le retour des réfugiés palestiniens.
Je sais que cela semble radical pour beaucoup, mais l’histoire nous a montré que les projets coloniaux profondément enracinés peuvent être démantelés. L’Algérie en est un exemple frappant. Il était autrefois impensable que les colons français partent et que l’Algérie retrouve sa souveraineté. Pourtant, c’est arrivé.
L’avenir de la Palestine doit être intégré dans le monde arabe au sens large. La notion de maintenir un État exclusivement juif au cœur de la région arabe est insoutenable. Il ne survit que par la force militaire, mais la force n’est pas une solution permanente. Finalement, il y aura un jour de reckoning.
Hope Jzr : Ilan, pour conclure : le monde est-il meilleur sous la direction de Trump, ou assistons-nous simplement à la fin d’une très mauvaise période de l’histoire mondiale ?
Ilan Pappé : Le monde n’est pas dans un meilleur état sous Trump. Mais je crois que nous approchons de la fin d’une très mauvaise période.
Nous avons vu un néolibéralisme sans contrôle, des inégalités économiques mondiales, une destruction environnementale et une montée de l’autoritarisme. Cependant, je crois aussi que ce moment de crise extrême finira par forcer une transformation. L’histoire nous a montré que lorsque les choses deviennent insupportables, les gens poussent au changement.
Les Palestiniens, par exemple, vivent certains des moments les plus sombres de leur histoire, mais leur cause a également gagné un momentum mondial sans précédent. Les manifestations massives, la prise de conscience politique et les récits changeants sont tous des indicateurs que le changement est possible.
De même, les politiques de Trump pourraient accélérer le déclin de la domination mondiale américaine, mais ce déclin pourrait créer des opportunités pour l’émergence de nouvelles alliances internationales plus justes. C’est une transition douloureuse, mais qui pourrait conduire à un monde plus juste.
Hope Jzr : Ilan, comme toujours, ce fut un plaisir de discuter avec vous. Vos réflexions apportent une grande profondeur à ces discussions.
Ilan Pappé : Merci, Hope. C’est toujours un plaisir d’être sur votre plateforme, et j’attends avec impatience notre prochaine conversation.
L’entretien en anglais ici :