Dans une réaction récente, ci-jointe, à la flambée du taux de change du euro sur le marché parallèle, le professeur Kamel Dib a proposé une lecture structurée des mécanismes à l’œuvre, en insistant sur les dynamiques du marché informel, le rôle de la spéculation et les limites du cadre institutionnel actuel. Son intervention s’inscrit dans une volonté affichée de vulgarisation économique et de préservation de l’intérêt national, tout en cherchant à distinguer clairement entre la sphère monétaire officielle et les dérives observées dans le marché parallèle.
Le récit propose une lecture structurée et globalement cohérente de la flambée du taux de change du euro sur le marché parallèle en Algérie. Il insiste sur la complexité du sujet, rappelle les mécanismes généraux de formation des taux de change et se veut animé par une intention pédagogique et nationale. Sur la forme, l’effort de vulgarisation est réel et mérite d’être salué. Le propos se place clairement dans une volonté d’apaisement, en prenant soin de dissocier le taux officiel du taux pratiqué sur le marché noir.
La logique centrale du récit repose toutefois sur un enchaînement fragile : l’augmentation de l’offre de devises — via la hausse de la dotation touristique — n’aurait pas fait baisser les prix, car cette offre aurait été volontairement retenue par des acteurs spéculatifs, créant une pénurie artificielle. Autrement dit, la hausse du prix serait moins la conséquence d’une pression réelle que d’un comportement stratégique de stockage et de rétention.
Sur le plan strictement intellectuel, cette construction pose une première difficulté. En économie, une hausse de l’offre constitue normalement une force de baisse des prix. Pour que l’effet inverse se produise, il faut introduire une hypothèse additionnelle forte : une capacité coordonnée des acteurs du marché noir à neutraliser l’offre excédentaire. Le récit mobilise bien cette hypothèse, mais sans jamais l’étayer empiriquement. Aucun élément chiffré, aucun indicateur de volumes, aucun signal observable ne vient démontrer l’ampleur, la coordination ou la permanence de cette rétention.
La seconde fragilité tient à ce que le raisonnement devient conditionnel : si les spéculateurs agissent ainsi, alors la hausse des prix est intelligible. Mais si cette condition centrale est incertaine, l’édifice explicatif devient instable. Le récit ne démontre pas que cette logique domine structurellement le marché ; il la suppose.
Plus important encore, le récit laisse en arrière-plan — sans jamais l’assumer comme hypothèse centrale — une explication pourtant plus robuste : la hausse de la demande de devises. Cette hausse est pourtant évoquée à de multiples reprises, de manière fragmentée. Il est question des importations informelles, des paiements à l’étranger, des transferts non bancarisés, de la ruée vers l’euro par précaution, et même d’un climat général de défiance monétaire. Tous ces éléments relèvent, objectivement, d’une augmentation de la demande.
Dans le contexte algérien, cette hypothèse apparaît particulièrement solide. Une masse considérable de dinars circule en dehors de l’économie formelle. Cette liquidité, difficilement canalisée par le système bancaire, cherche naturellement des débouchés stables, liquides et transférables. La devise étrangère devient alors non seulement un instrument de transaction, mais aussi une réserve de valeur et un outil de liberté économique.
Ainsi, même en présence d’une augmentation ponctuelle de l’offre officielle de devises, rien n’indique que cette offre soit suffisante pour absorber une demande structurelle, diffuse et multiforme. La pression ne vient pas nécessairement d’un complot spéculatif, mais d’un déséquilibre profond entre une masse monétaire interne abondante et des canaux officiels étroits.
Le marché parallèle, dans cette perspective, ne fabrique pas la crise : il l’exprime. Le prix qui s’y forme n’est pas simplement un prix de change, mais un prix composite, intégrant une prime de liquidité, une prime d’anticipation et une prime de contournement institutionnel.
Dans cette lecture, il convient aussi d’évoquer un découplage croissant entre le marché officiel et le marché parallèle, non pas comme un simple dysfonctionnement technique, mais comme une réaction défensive. Le prix du marché informel commence à se détacher des fondamentaux du taux officiel lorsque certains acteurs anticipent une transformation profonde de l’écosystème économique.
La perspective d’une numérisation réussie de l’économie locale — traçabilité accrue, paiement électronique généralisé, intégration bancaire élargie — peut provoquer une forme de panique anticipative. Face à la crainte de voir les circuits informels se réduire, voire disparaître, le marché parallèle tend à se rigidifier et à se refermer sur lui-même. La rétention de devises et la surévaluation des prix deviennent alors des stratégies de préservation, non pas contre le dinar en lui-même, mais contre la perte annoncée d’un espace économique non régulé.
Dans ce contexte, le décrochage du prix du euro n’est plus simplement un signal monétaire : il traduit une peur de l’absorption progressive du marché informel par un système numérisé et institutionnalisé, poussant certains acteurs à verrouiller leurs positions tant que cela reste possible.
Hope&ChaDia