Par Nadjib Drouiche(*)
Le rapport de la Banque mondiale de 2020 mentionne que la quantité d’eau consommée par les activités agricoles va augmenter, car la production agricole devrait croître de 70 % en 2050. Les événements climatiques extrêmes et l’irrégularité des pluies provoqués par le changement climatique rendront difficile l’accès à l’eau utilisable.
Les eaux usées épurées constituent une source d’eau fiable et continue pour les régions confrontées à des crises de l’eau causées par la sécheresse.
La réutilisation des eaux usées pour la production agricole peut alléger la pression exercée sur les réserves d’eau douce conventionnelle en Algérie si certains problèmes sont résolus, elle permet par conséquent, d’obtenir une circularité de l’eau et des nutriments (azote, phosphore et potassium – NPK —).
Les effluents municipaux sont principalement constitués d’eau (99%), le 1% restant est constitué de différents composés, dont des ressources précieuses telles que l’azote et le phosphore. Ces ressources peuvent être récupérées et utilisées comme engrais pour l’agriculture, le carbone organique pouvant être utilisé comme amendement des sols ou comme énergie sous forme de méthane. Néanmoins, ces effluents contiennent également des agents pathogènes, des métaux lourds et des produits chimiques qui peuvent présenter des risques pour la santé humaine et l’environnement.
Actuellement, une quantité de 400 km3 d’eaux usées par an sont générés dans le monde, mais moins de 20% sont traités et seulement 2 à 15% sont réutilisés pour l’irrigation.
Le principal frein à leur réutilisation pour l’irrigation est l’incapacité des technologies de traitement actuelles à éliminer complètement tous les micropolluants et les contaminants émergents, dont certains ont des effets inconnus sur les cultures, l’environnement et la santé. Toutefois, des systèmes avancés de traitement et de réutilisation de l’eau, soutenus par une surveillance et une réglementation de la qualité de l’eau, peuvent fournir un approvisionnement en eau épurée stable pour la production agricole, comme cela a été démontré dans des régions telles que les États-Unis.
La réutilisation durable et à long terme des eaux usées épurées dans l’agriculture requiert des systèmes complexes nécessitant des infrastructures telles que des systèmes de collecte des eaux usées, des installations de traitement des eaux usées et de traitement complémentaire, des systèmes de stockage, des centaines voire des milliers de kilomètres de tuyaux et des systèmes de distribution ainsi que des composants des systèmes d’irrigation. (Par exemple : réseaux d’irrigation, les modes d’irrigation : le goutte-à-goutte et les arroseurs).
Dans de nombreuses régions du monde, en particulier dans les pays en développement tels que la Chine, l’Inde et le Mexique, les eaux usées sont devenues une source importante pour l’irrigation agricole.
On estime que 20 millions d’hectares de terres cultivées sont irrigués avec des eaux usées dans le monde, ce qui représente près de 10 % des terres agricoles irriguées.
À Chypre, pays méditerranéen ayant l’indice d’exploitation de l’eau le plus élevé d’Europe (124 en 2019), on réutilise près de 80% de toute l’eau tertiaire produite pour l’irrigation agricole directe et indirecte.
En Australie, la réutilisation de l’eau dans l’agriculture est de plus en plus courante, car les juridictions cherchent à garantir des approvisionnements «indépendants du climat».
L’utilisation de l’eau à des fins multiples, y compris pour l’irrigation agricole, est désormais un élément clé des divers portefeuilles d’approvisionnement en eau pour de nombreuses autorités australiennes chargées de la gestion de l’eau.
En 2019-2020, l’agriculture australienne a utilisé environ 6 500 hm3 d’eau, dont 124 hm3 (1,9%) d’eau recyclée obtenue à partir de sources extérieures à l’exploitation sources d’eau non conventionnelle.
Les résultats de l’expérience australienne, à ce jour, indiquent que les systèmes de recyclage les plus réussis ont été réalisés à partir des eaux usées provenant des stations d’épuration, des capitales adjacentes à des terres propices à la culture maraîchère. Alors que l’Algérie s’est engagée à mettre en œuvre les objectifs du développement durable (ODD), l’eau reste un facteur clé du développement durable pour le pays.
L’Algérie à l’instar d’autres pays de la région MENA est confrontée à des problèmes considérables de pénurie d’eau qui seront exacerbés dans les années à venir en raison de l’augmentation de la population, de la demande en eau et des effets du changement climatique.
Les ressources en eau non conventionnelles représentent un potentiel important, en particulier dans le contexte de la pénurie d’eau et du changement climatique, celles-ci sont prises en charge dans la gestion intégrée des ressources en eau dans le pays à travers un programme ambitieux de dessalement et de la réutilisation des eaux usées à des fins agricoles.
L’identification des innovations prometteuses et des modèles de réutilisation validés, en l’occurrence, les 17 stations d’épuration gérées par l’Office national de l’assainissement (ONA) concernées par la REUSE avec un volume de 3,8 millions m3 d’eaux épurées réutilisées (dont 98% agriculture) en 2024 et représentant 5,1% du volume total d’eaux épurées contribuant ainsi à l’irrigation 10 175 hectares.
Parallèlement, l’expérience menée par la Société des eaux et de l’assainissement d’Alger (SEAAL), en fournissant à COSIDER 500 m3/j d’eaux usées épurées et désinfectées aux ultraviolets provenant de la station d’épuration de Baraki pour assurer le bon fonctionnement du tunnelier utilisé dans la construction du Métro d’Alger (tronçon El Harrach-Aéroport).
Ces expériences aideront le gouvernement algérien à concevoir de meilleures politiques de réutilisation des eaux épurées à l’avenir.
À cet effet, le secteur de l’hydraulique, qui assure 7 milliards m3 d’eau par an, destinés à couvrir les besoins du secteur agricole, représentant 70% de la production nationale, a élaboré un programme spécial adopté par les pouvoirs publics pour la réutilisation des eaux épurées avec comme objectif d’augmenter la capacité d’épuration et de récupération des eaux usées à hauteur de1,2 milliard de m3 d’eau d’ici 2030.
Il prévoit la réutilisation des eaux épurées dans les zones agricoles, industrielles et urbaines ; où il sera procédé à la réhabilitation des stations d’épuration des eaux usées et l’acheminement des eaux aux zones agricoles, à l’instar du barrage vert et l’irrigation des espaces verts.
Ce programme comprend également la remise en service des stations et la réhabilitation des équipements et l’élargissement, en sus l’intégration du système de traitement tertiaire ainsi que l’aménagement de laboratoires d’analyses conformément à la réglementation en vigueur.
La réutilisation des eaux usées épurées pour l’irrigation présente plusieurs avantages et inconvénients qui peuvent avoir une incidence sur la durabilité et la productivité globales des systèmes agricoles.
En outre, il faut aussi tenir compte de l’agroenvironnement et de la qualité de l’eau recyclée pour atténuer les inconvénients qui y sont associés.
Les eaux usées épurées contiennent des macro-nutriments essentiels tels que l’azote, le potassium et le phosphore. La possibilité de récupérer ces nutriments représente un avantage agronomique substantiel en réduisant la dépendance à l’égard des engrais commerciaux. Toutefois, cette pratique doit être associée à un contrôle rigoureux et à une formation appropriée ; sinon, l’introduction de nutriments dans l’environnement par le biais de l’irrigation à partir d’eaux usées épurées pourrait entraîner une pollution plutôt que des avantages environnementaux et agronomiques.
Les eaux usées épurées contiennent souvent des niveaux élevés de sels, qui risquent de s’accumuler dans les sols, contaminer les eaux souterraines situées sous les sites d’irrigation, et, plus important encore, entraver la croissance des cultures.
Une étude menée dans le cadre du projet Mena Water montre que la composition moyenne pondérée en salinité des eaux usées entrantes dans 20 stations d’épuration municipales ont une moyenne de 1,652 mg/l. Il convient également d’accorder une attention particulière au bore, qui peut être présent dans les détergents et peut donc être transféré dans les eaux usées et les eaux résiduaires épurées, et peut induire une phytotoxicité à de faibles concentrations.
Par ailleurs, les défis liés à la présence de micropolluants et de contaminants émergents (MCEC) dans les eaux usées épurées utilisées pour l’irrigation représentent un défi supplémentaire pour la REUSE.
Les technologies de traitement biologique, telles que les boues activées (CAS), les bioréacteurs membranaires (MBR), et les combinaisons avec les méthodes de filtration membranaire (nanofiltration et osmose inverse), l’ozonation, les processus d’oxydation avancés et les processus d’adsorption peuvent permettre d’obtenir des éliminations suffisantes à très élevées des CEMC.
En même temps, ces combinaisons de technologies et les technologies de désinfection largement utilisées, y compris les agents oxydants comme le chlore et les agents physiques tels que l’irradiation ultraviolette, ainsi que les processus de désinfection émergents utilisant l’acide peracétique et l’acide performique, présentent des limites dans le traitement holistique des CECM.
Les stations d’épuration rejettent aussi des quantités substantielles de micro(nano)plastiques dans l’environnement qui peuvent s’accumuler dans la faune du sol, la faune et la flore de l’environnement en ayant des effets négatifs sur la croissance et le développement des plantes, induisant une accumulation de micro(nano)plastiques dans les parties comestibles des plantes cultivées pouvant contribuer à leur bioamplification dans la chaîne alimentaire, avec des risques potentiels sur la santé humaine.
Ainsi plusieurs questions importantes concernant la présence de MCEC dans les systèmes de réutilisation des eaux usées et leur rejet ultérieur dans l’environnement par l’irrigation des eaux usées subsistent, ce qui empêche une application potentiellement plus large de la pratique de la réutilisation.
Bien que de nombreuses technologies de récupération de l’eau, de l’énergie, des engrais et d’autres produits à partir des eaux usées aient été étudiées dans les milieux universitaires et industriels, peu d’entre elles ont été appliquées à grande échelle. Ce manque d’application généralisée est principalement dû à l’immaturité technique conjuguée à des goulets d’étranglement non techniques tels que les coûts, la quantité et la qualité des ressources, les distractions opérationnelles, l’acceptation et la politique.
Par conséquent, la mise en œuvre à grande échelle de technologies axées sur l’économie circulaire dans le secteur des eaux usées est encore très limitée, la plupart des services publics de gestion des eaux usées se concentrant sur la collecte, le traitement et l’élimination des eaux usées plutôt que sur la récupération des ressources. Cependant, l’amélioration du niveau de préparation technologique, des performances économiques et des avantages environnementaux de ces technologies vertes devrait favoriser leur adoption plus large dans les années à venir.
La réutilisation des eaux usées dans l’irrigation pourrait apporter une contribution substantielle à l’économie circulaire et au développement durable, mais la première étape sera la mise en œuvre de technologies de traitement avancées des eaux usées qui nécessiteront des recherches continues et des évaluations spécifiques sur site pour des pratiques de réutilisation rentables et durables. D’autre part, les possibilités offertes par les prouesses technologiques dans le domaine du traitement des eaux usées peuvent également permettre de transformer les stations d’épuration en installations de récupération d’énergie et de nutriments, et d’atteindre la neutralité énergétique en matière de carbone.
L’approche linéaire à forte consommation d’énergie actuellement appliquée dans la majorité des systèmes de traitement des eaux usées peut potentiellement évoluer pour devenir totalement efficace en termes de ressources et s’inscrit dans une logique circulaire, en passant au paradigme de la «réutilisation, du recyclage et de la récupération des ressources». Des mesures en amont axées sur la prévention de la pollution de l’eau à la source par des restrictions et le développement d’alternatives plus écologiques devraient également être privilégiées par rapport aux mesures traditionnelles de traitement en aval.
Enfin, un cadre réglementaire complet et évolutif ainsi que des plans de gestion des risques sont essentiels pour garantir le bon fonctionnement et la durabilité des systèmes de réutilisation des eaux usées, ainsi que pour assurer la santé publique et environnementale et l’acceptation sociale.
N. D.
(*) Directeur de recherche, Centre de recherche en technologie des semi-conducteurs pour l’énergétique.
Références
https://www.natureasia.com/en/nmiddleeast/article/10.1038/nmiddleeast.2022.63
https://rewater-mena.iwmi.org/
https://www.aps.dz/economie/166487-reutilisation-des-eaux-epurees-le-secteur-de-l-hydraulique-entame-l-execution-de-la-premiere-tranche-du-programme-special-de-34-mds-de-da
https://www.aps.dz/economie/152446-l-utilisation-des-eaux-usees-traitees-dans-l-agriculture-permettra-de-fournir-1-2-milliard-m3
https://www.afrik21.africa/en/reuse-of-treated-wastewater-north-africa-and-suez-set-an-example/
https://www.nature.com/articles/s433017-0024-000560-y
Ministère de l’hydraulique 2024