La sécurité alimentaire en Algérie : enjeux et défis
Pr. Zoubir SAHLI, Agroéconomiste
(Une modeste contribution à la Journée internationale de l’alimentation mais qui reste d’actualité)
Il y a plus de trente ans, lorsque fut organisé le Premier Colloque Maghrébin sur la Question Alimentaire1, tous les participants avaient en tête le grave problème du déficit alimentaire et son corollaire la sécurité alimentaire des populations. Au cours de cette grande rencontre, un état des lieux sans complaisance avait été fait aussi bien en matière de demande que d’offre alimentaire. Les inquiétudes face à un avenir incertain et les risques à encourir étaient – déjà à l’époque – suffisamment grands. Les constats allaient à peu près dans le même sens et la problématique de la sécurité alimentaire était posée avec la même insistance et selon les mêmes démarches. Celle-ci devenait ainsi un enjeu stratégique de première importance. Face à une demande en croissance, un pays comme l’Algérie, avait souvent du mal à assurer une offre suffisante, notamment en produits alimentaires de base. Les analyses faites par filière de produits ont ainsi clairement démontré le gap, parfois impressionnant, qui existait entre les besoins exprimés par les populations d’une part et les disponibilités en produits locaux, d’autre part. Ce gap a été souvent comblé par un recours massif et coûteux aux produits d’importation sur le marché mondial. Les analyses ont montré aussi une assez forte désarticulation des segments des différentes filières, et ce malgré un interventionnisme important de l’Etat en matière de régulation et de soutien des prix à la production et à la consommation. On était donc devant une situation de forte dépendance alimentaire et d’assez forte extraversion des filières agroalimentaires. Depuis, les pouvoirs publics ont mesuré les risques et les enjeux et ont conduit des politiques agricoles et alimentaires assez audacieuses. Du côté de la demande, il y a eu la poursuite de la démarche tendant à limiter au maximum les risques de déficits alimentaires. Sur le plan de la satisfaction des besoins alimentaires des populations, l’Algérie s’est dotée d’une véritable « politique alimentaire » tendant à faire atteindre l’ensemble des Algériens à des niveaux alimentaires et nutritionnels acceptables. Ainsi, la ration alimentaire de l’Algérien moyen a été nettement améliorée, elle a carrément doublé au cours du dernier demi-siècle, avec une forte augmentation des produits riches en calories (multiplication par 2,1 de la part des produits caloriques : céréales, féculents, sucre et matières grasses, et par 3 de la part des produits riches en protéines animales (essentiellement lait et produits de l’aviculture). Cette situation a été largement favorisée par la croissance démographique, mais aussi et surtout par la nette augmentation des revenus des populations. Du côté de la demande, on a donc privilégié une politique favorisant la satisfaction des besoins de base de la majorité des Algériens….. Cette dynamique a par ailleurs entrainé un freinage des risques de déficits alimentaires qui, selon les chiffres récents de la Banque mondiale, corroborés avec ceux de la FAO/OMS, s’est traduit par la disparition des cas de sous alimentation, la forte régression de la prévalence de malnutrition, l’augmentation de l’espérance de vie des Algériens (66,9 ans en 2000 et 77,1 ans en 2010) et la forte diminution du seuil international de pauvreté (passage de 5,9% en 1995 à 0,5% en 2011). Du côté de l’offre, on voit apparaitre la mise en place des conditions d’une relance de la production, à travers des programmes de développement agricole qui ont eu – cependant – des résultats assez limités et souvent peu susceptibles de réduire le gap entre demande et offre alimentaires. Depuis le début des années 2000, Il y a eu une évolution positive quant à la production et à l’amélioration des rendements de certaines filières (pomme de terre, légumes frais, fruits, produits de l’aviculture…), il ya eu aussi quelques résultats tangibles concernant les produits de base comme le blé dur et l’orge, mais cela n’a pas suffit. Les conditions agro climatiques et l’état des potentiels naturels (sols, ressources en eau, écosystèmes) ne permettent pas encore de réaliser une sécurité alimentaire basée sur la production locale. Les causes sont connues. Les terres algériennes sont situées dans les zones à faible potentiel ; elles sont par ailleurs fortement contraintes par la faiblesse des ressources hydriques au Nord et par de grandes difficultés à mobiliser et à utiliser les ressources hydriques du Sud et le pays est et va être encore très fortement impacté par les effets des changements climatiques. Il faut ajouter à cela, de nombreux problèmes techniques et organisationnels qui retardent une meilleure expression des politiques agricoles et le développement des chaines de valeurs agroalimentaires.
L’Algérie reste donc un pays confronté à une forte dépendance alimentaire, mais un pays qui a mis en place, au cours des vingt dernières années, les jalons d’une véritable politique de renouveau agricole et rural pour atteindre un minimum de sécurité alimentaire.
Trois points à verser au débat sur la sécurité alimentaire des Algériens
1°/. Il faut savoir, qu’au-delà des chiffres avancés et de la récente polémique sur l’inflation des prix des produits alimentation de consommation courante, les Algériens ont accès de manière relativement facile à des produits de base qui leur ont assuré et qui leur assurent toujours la satiété et le bien être, puisque la majorité dispose d’au moins les 3000 kcalories, les 50 grammes de protéines et de lipides nécessaires. Ces rations nutritionnelles ont été d’ailleurs planifiées et voulues par les décideurs au moins depuis le 1° plan quadriennal (1970-73). Mais à travers quoi ? Malheureusement, à travers l’importation de : 65 à 70% de céréales (essentiellement du blé tendre, un peu de blé dur et d’orge, mais aussi par près de 1 million de tonnes de mais), de poudre de lait et de matière grasse (50 à 60%), des légumes secs (plus de 70%), d’huile brute, de tourteaux de soja, de colza et de tournesol (100%) pour produire du poulet et des œufs, de sucre brut (100%), de café (100%), de semences et plants etc….La production locale, quoiqu’en disent les spécialistes des statistiques, reste encore assez faible et sera probablement faible pour nourrir correctement les populations, selon les normes et les besoins en augmentation de celles-ci. Il faut savoir aussi que la facture d’importation est forte, a été forte et restera toujours aussi forte (une moyenne sur 20 ans de l’ordre de 8 à 12 Milliards de dollars US). Il faut ajouter à cela que tous ces produits (et d’autres) sont largement subventionnés. Cette facture lourde qui effraie aussi bien les pouvoirs publics que les économistes avertis est toutefois et désormais nécessaire pour remplir le fameux «panier de la ménagère » qui, chez nous, se compose justement de ces produits d’importation (farine de blé tendre, semoule de blé dur, lait de consommation courante, légumes secs, huile « sans gout », sucre, café, mais, soja, tourteaux pour avoir sa ration de viande blanche et œufs etc…). Les produits locaux nécessaires à leur alimentation, mis à part la pomme de terre, ne représentent qu’une faible part de ce panier. Mais cette facture n’a pas l’air d’effrayer les défenseurs d’une croissance démographique, elle-même effrayante (plus de 2%/an et presque 1 million de naissances par an en moyenne) et une bonne partie des populations qui continue à se laisser aller à faire plus d’enfants Où allons-nous sachant que face à un droit inaliénable à l’alimentation et le peu de disponibilités en production locale d’une part et une « peur bleue » de voir diminuer drastiquement nos moyens de paiement à l’extérieur, d’autre part ? Nous n’avons que peu de marge.
2°/. Une pleine satisfaction des besoins par la production locale ? Oui, c’est préférable. Mais soyons réalistes : les contraintes et les conditions spécifiques du pays ainsi que l’absence pendant longtemps d’une réelle politique agricole a rendu difficile une offre suffisante en produits de base. Les efforts actuels tendent bien sûr de réduire le gap entre besoins et production. Mais l’Algérie sera encore pendant longtemps dépendante de l’étranger pour ses approvisionnements alimentaires. Il faut se rendre à l’évidence : – d’un côté, il est difficile d’augmenter les rendements des produits comme les céréales et le lait faute d’investissements rationnels et en phase avec les ressources naturelles fragiles du pays, – de l’autre côté, il n’ y a eu que peu d’efforts pour changer le modèle de consommation alimentaire des Algériens, un modèle désormais difficile à assumer, cher en devises, énergétivore, gaspilleur et risqué sur le plan sanitaire. L’idéal aurait voulu qu’on fasse comme les autres pays méditerranéens : produire beaucoup et consommer rationnellement des produits typiquement méditerranéens, adaptés à la géographie et au climat méditerranéen, ayant un gout, une saveur et un effet positif sur notre nutrition et notre santé. Cela n’a pas été possible et ce ne sera pas possible, sauf lorsqu’on arrivera à retrouver notre « culture alimentaire nord africaine et méditerranéenne ». Chose oubliée depuis longtemps ! Cela n’est admissible que si on lance un Plan alimentaire, de véritables enquêtes de consommation alimentaire et des Bilans de disponibilité alimentaires (BDA), qu’on lance une véritable politique agricole articulée à une réelle politique alimentaire et que l’on maitrise les marchés locaux.
3°/. Faut-il aller vers la suppression des subventions alimentaires ? Une question difficile : le mode de consommation actuel basé sur des produits essentiellement importés et largement subventionnés directement ou indirectement (cas des produits avicoles, des légumes et fruits à travers les semences, le matériel agricole, les engrais et les pesticides…) et qui est adopté totalement par l’ensemble de la population (classes pauvres, moyennes et riches) ne pourra pas changer de si tôt. Réduire ou supprimer ces subventions, ce n’est certainement pas une mauvaise affaire, mais cela reviendrait à déstabiliser tout le système bâti pendant plus de 40 ans : un exemple : que deviendrait le système très complexe de parafiscalité – subvention – bonification de la filière céréales désormais articulée à la production, aux importations, au stockage, au transport, à la transformation et aux boulangers ? et qui va assurer à chaque Algérien (y compris les plus riches) leur 210 kg/an de pain, de semoule et de pâtes, leur 120 litres de sachets de lait? Le risque est grand et les enjeux importants. Comment procéder alors si on ne connait pas avec précision qui consomme quoi et comment ? les dernières enquêtes de consommation alimentaire datent de 2011 et 1988 !!!!!. Sait on seulement avec quels revenus et avec quels budgets de consommation on assure sa consommation alimentaire?
Du côté de l’offre, tout le monde est favorable à l’augmentation de la production locale et on est d’accord, mais sait-on qui produit, quoi, comment, où et sur quelles base ???? Le dernier recensement de l’agriculture (RGA) date de 2001 (On a enfin lancé le RGA en mai 2024!!! ). Les propositions de produire plus partout dans le pays sont aussi respectables que légitimes, mais elles ne sont souvent basées que sur des conseils techniques loin de la réalité des agro écosystèmes et de la société rurale locale. Un exemple à méditer : l’intensification « hyper mécanisée-chimisée » des systèmes des grandes cultures dans des régions non potentielles (hauts plateaux, zones sahariennes) qui entraine des risques graves à moyen et long terme et qui n’a d’ailleurs pas pu contribuer à réduire la forte dépendance céréalière et laitière.
Il y a lieu de se ressaisir et de replacer la question alimentaire au centre de la problématique de la sécurité économique et stratégique du pays. Il est temps d’avoir une vision globale et stratégique. La question des subventions alimentaires est une bonne opportunité pour le faire.
Il faut se rendre à l’évidence que l’Algérie est un pays-continent qui a des vocations régionales et une typicité permettant de faire pousser et de valoriser des produits typiquement méditerranéens et nord africains, des produits à forte valeur nutritionnelle, malheureusement peu valorisés, ignorés, non soutenus et marginalisés (produits de la pêche artisanale, huile d’olive, figues sèches, dattes, agrumes, viande ovine, caprine et cameline, lait de brebis, de chèvre et de chamelle, légumes primeurs, lentilles, pois chiche, fruits de saison, miel de montagne, laine, alfa etc…). C’est au niveau de ces productions et de ces systèmes de production qu’il est utile de mettre en place un système transparent de subventions. L’Algérie est par ailleurs le berceau de l’agriculture familiale, basée sur des petites et moyennes surfaces agricoles, sur la diversité des productions et la pluriactivité paysanne et agro-pastorale; Il faut enfin et surtout éviter l’approche techniciste très en vogue actuellement et sortir du domaine de la gestion courante. Il ne faut surtout pas rester figé sur des plans et des actions qui ne dépassent les deux-trois ans.
Alger le 15/10/2023 et relu le 18/06/2024
1 Premier Colloque sur la Question Alimentaire au Maghreb, INESG-INES Agronomie de Blida, Alger, 1989 (colloque que nous avons contribué à organiser)