- La Libye est toujours divisée entre le GNA à Tripoli et l’ANL de Haftar, avec un risque croissant de conflit.
- Khalifa Haftar, soutenu par des puissances étrangères, cherche à étendre son contrôle territorial.
- La région de Radames, riche en gaz, est un objectif stratégique pour Haftar.
- L’implication de Wagner et des Émirats arabes unis complique la résolution du conflit.
- La déstabilisation de la Libye menace la sécurité du Sahel et des pays voisins.
- L’ONU peine à relancer le processus de paix, laissant la place à une escalade militaire.
- L’Algérie surveille de près les mouvements de Haftar près de sa frontière.
- Un accord politique reste essentiel, mais les ambitions militaires entravent la paix.
Le dernier épisode de “Grand Angle” de IFRIQIYA FM animé par Zine Cherfaoui, en compagnie de ses invités, Ahmed Bensaada, politologue et enseignant universitaire basé à Montréal, Mourad Sellami, journaliste tunisien, et Mokrane Aït Ouarabi, chef de la rubrique politique du quotidien algérien “El Watan”, offre une analyse fouillée de la crise libyenne. Cet épisode s’intéresse aux évolutions récentes sur le terrain, aux enjeux stratégiques, ainsi qu’aux dynamiques régionales qui influencent la situation politique et sécuritaire en Libye.
Contexte Historique : Un Pays Fragmenté Depuis 2011
La Libye, depuis le renversement de Mouammar Kadhafi en 2011, est plongée dans un état de chaos persistant. L’intervention de l’OTAN, initialement justifiée par la protection des civils, a abouti à la chute du régime de Kadhafi, mais a laissé un vide de pouvoir qui n’a jamais été comblé. Ce vide a été rapidement exploité par une multitude de factions armées locales, ainsi que par des puissances étrangères, plongeant le pays dans une guerre civile prolongée.
Le pays est aujourd’hui divisé entre deux principales entités : le Gouvernement d’union nationale (GNA), basé à Tripoli, reconnu par les Nations Unies, et l’Armée nationale libyenne (ANL), dirigée par le maréchal Khalifa Haftar, qui contrôle l’Est et une partie du Sud du pays. Cette division a mené à un conflit complexe où les alliances changent fréquemment, et où l’implication des puissances étrangères a exacerbé les tensions.
Le Rôle de Khalifa Haftar : Un Acteur Aux Multiples Alliances
Khalifa Haftar, une figure centrale dans le conflit libyen, a un parcours complexe. Ancien compagnon d’armes de Kadhafi, il a joué un rôle crucial dans le coup d’État de 1969 qui a porté ce dernier au pouvoir. Cependant, après une défaite militaire lors du conflit Tchad-Libye dans les années 1980, Haftar a été marginalisé par Kadhafi et a fini par s’exiler aux États-Unis. Là, il a été soutenu par la CIA, vivant dans une relative opulence près du siège de l’agence à Langley, en Virginie.
En 2011, profitant du printemps arabe et de la chute de Kadhafi, Haftar est revenu sur la scène libyenne, cette fois soutenu par les États-Unis et d’autres puissances occidentales. Cependant, avec le temps, ses alliances ont évolué. Aujourd’hui, Haftar est soutenu par un bloc comprenant la Russie, l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Arabie Saoudite et, dans une certaine mesure, la France. Cette multiplicité d’alliances lui a permis de renforcer sa position militaire en Libye, où il contrôle désormais une grande partie de l’Est et du Sud du pays.
Le Mouvement Militaire de Haftar : Une Stratégie Calculée
Récemment, Haftar a ordonné un mouvement de ses troupes vers le sud-ouest de la Libye, à la frontière algérienne, une zone stratégique contrôlée par le GNA. Mourad Sellami, journaliste et éditorialiste tunisien, souligne que cette manœuvre pourrait être une tentative de sécuriser des positions clés dans le Sud, en particulier dans la région de Radames, riche en ressources naturelles, notamment en gaz. Selon lui, ce mouvement vise également à établir une connexion avec le Niger, un pays qui a récemment changé d’alliance stratégique en se rapprochant de la Russie et du groupe Wagner.
Ce déplacement de troupes pourrait s’expliquer par plusieurs raisons. Premièrement, Haftar cherche à sécuriser les frontières méridionales de la Libye, une zone grise où opèrent divers groupes armés, narcotrafiquants et réseaux terroristes. En renforçant sa présence dans cette région, il espère non seulement protéger ses arrières, mais aussi contrôler des routes stratégiques utilisées pour le trafic de marchandises et de carburant vers le Tchad et le Niger. Ce commerce illégal, bien que lucratif, est un facteur déstabilisant pour la région, et le contrôle de ces routes pourrait apporter des revenus supplémentaires à Haftar tout en affaiblissant ses adversaires.
Deuxièmement, le contrôle de la région de Radames pourrait permettre à Haftar d’isoler encore plus Tripoli, le siège du GNA. En encerclant la capitale et en coupant ses approvisionnements, Haftar pourrait espérer forcer le GNA à la négociation ou, à terme, à une reddition. Cependant, cette stratégie comporte des risques élevés. Une tentative de prendre Tripoli par la force pourrait déclencher une nouvelle guerre civile de grande ampleur, entraînant des pertes humaines considérables et une déstabilisation accrue de la région.
L’Imbrication des Intérêts Internationaux
La crise libyenne est également exacerbée par l’implication de multiples puissances étrangères. Ahmed Bensaada a souligné que les intérêts internationaux en Libye sont complexes et souvent contradictoires. La Russie, par l’intermédiaire du groupe Wagner, a renforcé sa présence militaire en soutien à Haftar, tandis que les Émirats arabes unis financent une grande partie de l’effort de guerre de ce dernier. Les États-Unis, bien qu’ayant initialement soutenu Haftar, maintiennent une position ambivalente, oscillant entre le soutien à l’ONU et une politique plus pragmatique sur le terrain.
Cette imbrication d’intérêts crée une situation où chaque acteur international essaie de maximiser ses gains stratégiques tout en minimisant ses risques. Pour la Russie, la Libye représente une opportunité d’étendre son influence en Afrique du Nord et de contrebalancer l’influence occidentale dans la région. Pour les Émirats arabes unis, il s’agit de protéger leurs investissements en Libye et d’assurer un leadership régional qui s’aligne avec leurs objectifs géopolitiques.
Les Conséquences Régionales : Un Sahel Sous Pression
La situation en Libye ne se limite pas à ses frontières. Le conflit a des répercussions directes sur le Sahel, une région déjà fragilisée par le terrorisme, les coups d’État et la crise migratoire. La porosité des frontières libyennes, en particulier dans le Sud, a permis aux groupes armés et aux réseaux criminels de prospérer, exacerbant l’instabilité au Mali, au Niger et au Tchad. Mourad Sellami a rappelé que le changement d’alliance du Niger, désormais proche de la Russie et du groupe Wagner, pourrait modifier l’équilibre des pouvoirs dans la région, avec des conséquences imprévisibles.
La Libye, en tant que carrefour stratégique entre l’Afrique du Nord et le Sahel, joue un rôle clé dans la stabilité de toute la région. Si le conflit libyen venait à s’intensifier, les pays voisins, déjà vulnérables, pourraient être entraînés dans une spirale de violence. L’Algérie, qui partage une longue frontière avec la Libye, surveille de près les développements dans le Sud libyen. Toute tentative de Haftar de s’approcher de cette frontière pourrait provoquer une réaction militaire de la part de l’Algérie, un pays qui a clairement indiqué qu’il ne tolérerait aucune menace à sa sécurité nationale.
Les Perspectives de Paix : Un Processus Fragile
Malgré les efforts diplomatiques pour trouver une solution pacifique à la crise libyenne, les perspectives de paix restent fragiles. L’ONU, qui a tenté de faciliter un processus de réconciliation nationale, est confrontée à une situation de blocage, exacerbée par l’absence d’un envoyé spécial en Libye. L’impasse actuelle, combinée à la détérioration de la sécurité dans le Sahel et à la guerre en Ukraine, complique encore davantage les efforts pour stabiliser la Libye.
Les invités de “Grand Angle” ont tous souligné la nécessité de relancer le processus de réconciliation en Libye. Cela passe par l’organisation d’élections libres et transparentes, capables de donner un gouvernement légitime au pays. Cependant, tant que les acteurs locaux et internationaux privilégient les solutions militaires aux compromis politiques, il est peu probable que la Libye sorte de l’impasse actuelle. Haftar, avec ses ambitions territoriales et son soutien militaire étranger, reste une menace pour tout accord de paix durable.
La Libye à la Croisée des Chemins
La Libye est aujourd’hui à la croisée des chemins. Le mouvement récent des troupes de Haftar vers le sud-ouest du pays pourrait annoncer une nouvelle phase de conflit, ou servir de levier pour des négociations futures. Cependant, sans une véritable volonté politique de la part des acteurs locaux et internationaux, le pays risque de sombrer davantage dans le chaos.
La situation en Libye, comme l’ont expliqué les experts de “Grand Angle,” est indissociable des dynamiques régionales et internationales. Le futur de ce pays dépendra en grande partie de la manière dont ces dynamiques seront gérées. Une chose est certaine : la stabilité de la Libye est essentielle non seulement pour ses citoyens, mais aussi pour l’ensemble de la région du Sahel et au-delà. Le monde regarde avec appréhension, espérant que les acteurs en présence feront preuve de sagesse et de retenue pour éviter un nouveau bain de sang.