Qu’on se le dise : la Une de Le Point cette semaine, avec son grand titre racoleur « Les Kabyles – Un peuple debout » et son sous-titre raccommodé à la hâte — anti-islamiste et réformatrice, une autre Algérie — n’est pas un hommage. C’est un recyclage éhonté d’un vieux procédé colonial, qui ne trompe que ceux qui ont intérêt à être trompés.
Et pour couronner l’ensemble, on confie la caution “algérienne” de cette opération à Kamel Daoud, le plumitif préféré des salons parisiens, toujours prêt à servir à la France la version d’Algérie qu’elle veut entendre. On connaît la mécanique : exotisme visuel (une femme en habit traditionnel), oppositions binaires faciles (Kabyles vs reste du pays), et un récit “civilisé contre arriéré” qui fleure bon les bibliothèques poussiéreuses du XIXᵉ siècle.
Le Point et Daoud : héritiers conscients ou inconscients du Bureau arabe
Car ce que Le Point vend comme scoop culturel est en réalité la photocopie jaunie d’un vieux manuel : celui du Bureau arabe, puis du fameux “mythe kabyle”, cette fiction ethnopolitique forgée par l’armée française pour mieux administrer et diviser l’Algérie. Les historiens l’ont documenté, disséqué et démoli depuis longtemps. Mais il semble que certains journalistes et “écrivains” persistent à en faire commerce.
Ce que dit l’histoire, pas la nostalgie coloniale
Le Bureau arabe, dans la première moitié du XIXᵉ siècle, n’était pas une structure folklorique. C’était un organe militaire chargé d’administrer, surveiller et classer les populations. Il s’agissait d’identifier des groupes jugés “utiles” ou “coopératifs” et d’exploiter ces différences supposées.
Le “mythe kabyle” est né dans ce contexte. Les Kabyles y étaient décrits comme :
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Sédentaires, donc plus “civilisables” que les tribus nomades.
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Moins attachés à l’islam, donc plus compatibles avec l’idéologie laïque française.
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Porteurs de traits physiques ou culturels censés les rapprocher des Européens (tatouages en forme de croix, yeux clairs, légende de l’héritage romain).
Tout cela était faux ou exagéré, mais servait un but précis : présenter la Kabylie comme un “allié naturel” de la France, distinct des Arabes et donc détachable du reste du pays. Pendant la période militaire (jusqu’en 1870), cette fiction avait une utilité tactique. Ensuite, avec l’arrivée des colons civils et le pillage systématique des terres, la distinction n’avait plus d’intérêt pratique — mais l’idée avait déjà été semée et continuait de circuler dans les sociétés savantes et les milieux politiques.
La science a parlé — mais Le Point n’écoute pas
Patricia Lorcin, comme d’autres historiens avant elle, a démontré que ce mythe n’avait aucune base objective. Elle rappelle que les différences entre Kabyles et autres Algériens sont de nature culturelle et historique, pas raciale. Elle montre aussi comment l’obsession française pour la laïcité — héritée de la Révolution et mal comprise par les colonisateurs eux-mêmes — a servi à fabriquer l’image d’une Kabylie “moins religieuse” que le reste du pays.
Surtout, elle souligne que cette construction n’est pas morte avec la colonisation. De petits groupes, en Algérie comme en France, continuent d’y croire ou de l’utiliser, par ignorance, opportunisme ou stratégie politique. Et chaque fois qu’un magazine comme Le Point ressort cette vieille rengaine, il contribue à prolonger un récit forgé pour diviser.
dans une note de lecture du livre de patricia lorcin kabyles, arabes, français, l’Ecrivain Algerien Djaouad Rostom Touati rappelle comment l’auteure démonte le “mythe kabyle” fabriqué par le colonialisme français : une opposition artificielle kabyles/arabes, bâtie sur des stéréotypes raciaux et culturels pour isoler les uns de « l’islamisation » et les rendre “assimilables”. il souligne que ces clichés, nés dans les bureaux arabes et recyclés par les ethnologues, ont laissé des fractures durables dans la mémoire algérienne, encore réactivées aujourd’hui par ceux qui vivent de la division.
Kamel Daoud : le service après-vente
Quant à Kamel Daoud, il n’en est pas à son coup d’essai. Il joue depuis longtemps le rôle de caution intellectuelle pour des discours français qui opposent “bons Algériens” et “mauvais Algériens”. Cette fois, il endosse pleinement le rôle que Le Point lui attribue : légitimer une vision où la Kabylie devient le miroir flatteur de la France et le contre-modèle de l’Algérie.
On ne lui reproche pas de parler de la Kabylie ou de ses particularités culturelles. On lui reproche de le faire dans un cadre éditorial et idéologique qui est celui du Bureau arabe revisité. Et quand on connaît l’histoire, il n’y a rien de plus méprisant pour les Kabyles que de les enfermer dans ce rôle d’“autre Algérie” docile, que la France pourrait enfin aimer.
Refuser le recyclage colonial
Il faut le dire sans détour : le mythe kabyle a été fabriqué pour servir l’occupation française. Il a été utilisé pour priver les Algériens — Kabyles compris — d’une unité nationale qui aurait rendu la conquête plus difficile. Aujourd’hui, le recycler dans les colonnes d’un magazine parisien, c’est se faire l’héritier complaisant d’une stratégie coloniale qui a coûté cher, très cher, à tous les Algériens.
Les historiens sérieux, qu’ils soient algériens, français ou américains, l’ont démonté pièce par pièce. Patricia Lorcin l’a rappelé clairement le 5 février 2025 sur JazairHope. La recherche a fait son travail. Ce qui manque, c’est la volonté de certaines rédactions et de certains écrivains de tourner la page de ces fables utiles à un pouvoir disparu mais toujours nostalgique.
Le Point et Kamel Daoud peuvent continuer à jouer aux antiquaires de l’imaginaire colonial. Mais qu’ils sachent qu’en Algérie, et chez tous ceux qui refusent cette lecture falsifiée de l’histoire, nous ne sommes pas dupes. Et nous ne laisserons pas des Unes racoleuses réécrire notre passé à coups de clichés importés du XIXᵉ siècle.
📺 Pour voir l’entretien complet avec Patricia Lorcin sur JazairHope, 5 février 2025 :
Hope & ChaDia