Dans un récent échange avec JazairHope, l’historien Alain Ruscio, spécialiste du colonialisme français, a décortiqué avec une lucidité implacable le phénomène de la Nostalgérie – cette mémoire sélective qui transforme l’Algérie coloniale en un paradis perdu. Son analyse, étayée par des décennies de recherches, pulvérise le mythe de “l’Algérie heureuse” et révèle comment ce récit falsifié continue d’empoisonner les relations franco-algériennes.
Enrico Macias et la mélodie du déni
“J’ai quitté mon pays, j’ai quitté mon soleil…” La chanson culte d’Enrico Macias, selon Ruscio, incarne à elle seule toute l’ambiguïté de la Nostalgérie. “Ce refrain, ‘Ce pays m’appartenait’, n’est pas qu’une complainte nostalgique, c’est une réécriture de l’histoire”, assène-t-il dans le podcast. “Quand Macias chante ‘mes amis’, ‘mon soleil’, il occulte une réalité fondamentale : cette terre avait été confisquée, ses véritables habitants réduits au statut de sous-citoyens.”
Pour l’historien, cette chanson est symptomatique d’un refus plus large de regarder en face les réalités coloniales : “C’est toute la contradiction des Pieds-Noirs : ils pleurent une Algérie qui n’a jamais existé telle qu’ils la décrivent, une Algérie où les inégalités structurelles seraient miraculeusement effacées.”
Le musée de Perpignan et les faux-semblants
Ruscio démonte méthodiquement les preuves avancées par les nostalgiques. “À Perpignan, un musée des Français d’Algérie expose des photos de classes ‘mixtes’ comme preuve de cohabitation harmonieuse. Mais où sont les statistiques ? En 1954, moins de 15% des enfants ‘indigènes’ étaient scolarisés contre 100% des petits Européens. Une mixité à sens unique !”
Son constat est sans appel : “Ce qui est en jeu, c’est la persistance d’un système de représentations qui refuse de mourir. On veut nous faire croire que le colonialisme fut une entreprise civilisatrice alors que son ADN était la domination raciale et économique.”
De l’OAS à l’extrême droite moderne : une filiation toxique
L’analyse de Ruscio prend une résonance particulièrement actuelle. “Dès 1965, Jean-Louis Tixier-Vignancour, ancien avocat de l’OAS, faisait campagne sur le thème ‘On aurait dû garder l’Algérie’. Son directeur de campagne ? Jean-Marie Le Pen.” Une filiation idéologique directe qui, selon lui, explique les crispations contemporaines :
“Quand Éric Zemmour parle de ‘l’Algérie française’ ou que CNews transforme tout fait divers impliquant un Maghrébin en menace civilisationnelle, nous voyons resurgir les vieux démons colonialistes. La Nostalgérie n’est pas morte, elle s’est recyclée.”
“Ils mourront sans avoir compris”
Le témoignage de Ruscio dans le podcast JazairHope atteint son paroxysme lorsqu’il évoque les réactions à son livre Nostalgérie : “À Béziers, un militant m’a traité de ‘complice des égorgeurs arabes’. Cela en dit long sur l’état du débat ! Ces gens refusent toute remise en question. Leur drame, c’est d’avoir cru jusqu’au bout à un monde qui ne pouvait pas durer.”
Pourtant, l’historien garde espoir : “La vérité finit toujours par s’imposer. En Algérie comme en France, une nouvelle génération d’historiens déconstruit ces mythes. Le travail de mémoire n’est pas une repentance, c’est une nécessité pour avancer.”
→ Pour aller plus loin :
- Nostalgérie (Éd. La Découverte), où Ruscio analyse 40 mémoires de partisans de l’Algérie française
- La Première Guerre d’Algérie (Éd. Frantz Fanon), récemment publié en Algérie
- Le podcast intégral sur la chaîne JazairHope
“L’Algérie coloniale fut un système, pas un accident de l’histoire. Et c’est précisément pourquoi nous devons en comprendre les mécanismes si nous voulons éviter qu’ils ne se reproduisent sous d’autres formes.” – Alain Ruscio