Lettre ouverte à Monsieur Frank-Walter Steinmeier, Président de la République fédérale d’Allemagne
Monsieur le Président,
Votre récente démarche auprès du président Abdelmadjid Tebboune, sollicitant une grâce humanitaire pour l’écrivain Boualem Sansal, a été rendue publique par la Présidence de la République algérienne. Ce geste, présenté comme humanitaire, intervient alors que M. Sansal a été condamné à cinq ans de prison pour avoir remis en cause les frontières internationalement reconnues de l’Algérie, affirmant qu’une partie de son territoire appartenait historiquement au Maroc.
Avant de revenir à ce cas, il est utile de rappeler deux affaires récentes survenues dans votre propre pays.
En août 2024, la justice allemande a condamné la citoyenne Ava Moayeri, étudiante de 22 ans, à une amende pour avoir scandé le slogan « From the river to the sea, Palestine will be free » lors d’une manifestation à Berlin. Ce slogan, rappelons-le, se réfère à un territoire dont les frontières ne sont pas définies par le droit international et dont le statut reste en litige devant les Nations Unies.
Et quelques semaines plus tôt, en mai 2024, une autre étudiante, Alina T., avait vu son domicile perquisitionné par le LKA et le SEK pour avoir publié le même slogan sur son compte Facebook. Elle a été placée sous enquête pour usage de symboles anticonstitutionnels, en vertu d’une directive du ministère fédéral de l’Intérieur assimilant cette phrase à un signe de la Hamas.
Selon la presse allemande, ces affaires ne sont pas isolées
D’après une enquête publiée le 1ᵉʳ juillet 2024 par l’ARD Hauptstadtstudio (service politique de la télévision publique allemande), les poursuites liées au slogan « From the river to the sea, Palestine will be free » concernent des centaines, voire des milliers de personnes en Allemagne depuis octobre 2023.
L’article cite Me Benjamin Düsberg, avocat au barreau de Berlin :
« Ce seul slogan a conduit en quelques mois à un grand nombre de procédures pénales. J’estime qu’il y en a plusieurs centaines, voire plus d’un millier dans tout le pays depuis le 7 octobre 2023. »
Selon le même rapport, cette vague d’enquêtes découle d’une directive du ministère fédéral de l’Intérieur (novembre 2023) assimilant par défaut ce slogan à un signe de la Hamas, ce qui a entraîné perquisitions, arrestations et interdictions de rassemblements dans plusieurs Länder.
Le tribunal régional de Mannheim, statuant en deuxième et dernière instance en juin 2024, a toutefois jugé que cette expression restait « générale et historiquement complexe » et ne constituait pas un délit en soi, créant un précédent en faveur de la liberté d’expression.
Pour mémoire, Boualem Sansal, 76 ans, écrivain algérien reconnu, ancien haut fonctionnaire, a été condamné à cinq ans de prison pour avoir remis en cause les frontières reconnues de son pays.
À l’inverse, Ava Moayeri, 22 ans, étudiante allemande sans engagement militant avéré, a été condamnée pour avoir prononcé une phrase relative à un territoire aux frontières encore indéterminées. Et Alina T., également étudiante, a subi une perquisition à son domicile pour la simple publication du même slogan.
Ainsi, dans un laps de temps très court, trois affaires ont révélé un double standard préoccupant :
-
D’un côté, un président européen plaide pour la clémence envers un écrivain condamné pour avoir nié les frontières d’un État souverain ;
-
De l’autre, ce même président dirige un pays où la justice poursuit, perquisitionne ou condamne des citoyennes pour avoir évoqué un territoire dont les frontières demeurent juridiquement indéterminées.
Ce parallèle interroge. Il ne s’agit pas d’opposer deux systèmes judiciaires ni de hiérarchiser les causes, mais de souligner une incohérence fondamentale dans la défense des libertés. Lorsqu’un État européen en appelle à la tolérance à l’étranger, tout en restreignant chez lui des expressions politiques liées à une question encore débattue par la communauté internationale, il compromet la crédibilité de son propre discours sur les droits humains.
Monsieur le Président,
La liberté d’opinion n’a de sens que si elle est défendue partout, sans sélectivité géopolitique. Si vous considérez que Boualem Sansal mérite la grâce au nom de la liberté d’expression, alors la même logique devrait vous conduire à défendre le droit d’Ava Moayeri et d’Alina T. d’exprimer pacifiquement leur opinion sur la Palestine, sans condamnation pénale ni intrusion policière.
Nous espérons que cette réflexion contribuera à une position plus cohérente, fondée non sur la sensibilité des alliances, mais sur la constance des principes.
Respectueusement,
Hope & ChaDia