Hope&ChaDia
En 1947, dans un Paris encore marqué par les blessures de la guerre, une jeune artiste algérienne de seize ans fait sensation : Baya Mahieddine expose ses gouaches à la galerie Maeght. Dans ses tableaux, un monde foisonnant : des femmes en majesté, des fleurs luxuriantes, des oiseaux et des poissons dansants, le tout baigné de courbes souples et de couleurs éclatantes.
Parmi les visiteurs fascinés, un certain Pablo Picasso. Séduit, ému, il découvre dans ces œuvres une fraîcheur, une liberté, une féminité qu’il n’a encore jamais croisée dans l’art occidental.
Quelques années plus tard, entre 1954 et 1955, il entame sa célèbre série des Femmes d’Alger — un cycle directement postérieur à cette rencontre, et dans lequel on retrouve des échos évidents de l’univers coloré et ornemental de Baya.
Mais entre l’univers onirique de Baya et le langage plastique de Picasso, un glissement s’opère. Là où les courbes de Baya chantent la fluidité, l’organique, le mouvement, Picasso va traduire cette inspiration dans sa propre grammaire : lignes droites, facettes, volumes brisés.
Les corps se fragmentent, les rondeurs se “cubifient”. Ce qui était souffle devient structure, ce qui était danse devient construction.
On pourrait dire que les courbes de Baya sont devenues, entre les mains de Picasso, cubisme.
Un écho discret dans la critique de l’époque
À l’époque, pourtant, peu de voix s’élèvent pour souligner cette filiation. Les critiques célèbrent le génie de Picasso, sa capacité à “réinventer” le thème orientaliste. Quant à Baya, elle est souvent reléguée à une curiosité exotique, qualifiée d’”artiste naïve”, presque une enfant prodige venue d’Algérie.
À mon avis, ce silence n’est pas anodin : il dit quelque chose du déséquilibre des rapports artistiques entre le centre (Paris, Picasso) et les marges (une jeune femme algérienne, colonisée).
Quand l’art féminin dialogue avec l’art masculin
Car au fond, c’est bien un dialogue — mais un dialogue inégal. Là où Baya exprime un monde intérieur de plénitude féminine, enracinée dans les traditions visuelles du Maghreb (textiles, céramiques, enluminures), Picasso “rationalise”, “structure”, masculinise cette inspiration.
Ce n’est pas un simple échange de formes. C’est une rencontre entre deux regards : celui d’une jeune femme libre dans sa création, et celui d’un maître reconnu qui absorbe et transforme.
Aujourd’hui, cet aller-retour entre courbe et cube nous parle autrement : il pose la question du regard dominant, de l’appropriation, de la place des artistes femmes du Sud dans l’histoire de l’art.
Le temps de la redécouverte
Mais l’histoire, fort heureusement, n’est pas figée. Depuis quelques années, les expositions consacrées à Baya se multiplient, en Algérie, en France, ailleurs. Les chercheurs revisitent son influence réelle sur Picasso et d’autres artistes.
Son œuvre, longtemps minorée, retrouve sa juste place : non plus une simple source d’inspiration pour autrui, mais un univers pleinement original, qui a marqué en profondeur l’art du XXe siècle.
Et quand on regarde aujourd’hui les Femmes d’Alger de Picasso… on y devine, derrière les cubes, les courbes oubliées de Baya.
Face à face : Quand les courbes deviennent cubes
Sur l’image de gauche, une femme imaginée par Baya Mahieddine.
Tout ici est mouvement : les bras, le visage, les feuillages, les poissons dansent dans un espace sans contraintes. L’univers est circulaire, vibrant, empreint de féminité.
Sur l’image de droite, une Femme d’Alger signée Pablo Picasso.
Les lignes se sont tendues, les volumes se sont durcis. Ce qui était fluidité devient géométrie. Le visage est brisé en triangles, les courbes du vêtement se plient sous l’angle des formes cubistes.
Ce simple face-à-face visuel dit tout : la transformation n’est pas une simple citation. C’est un passage d’un langage artistique féminin et organique à un traitement masculin, construit, presque autoritaire.
L’exposition fondatrice de 1947
C’est Aimé Maeght, célèbre galeriste parisien, qui donne sa chance à la toute jeune Baya Mahieddine, alors âgée de seize ans. L’exposition de 1947 à la Galerie Maeght suscite l’émerveillement : écrivains, artistes, critiques affluent pour découvrir cet univers foisonnant. Parmi eux, Picasso, mais aussi Braque, Matisse, Prévert.
Ce moment restera un jalon essentiel de la carrière de Baya — et un discret point d’inflexion dans l’histoire du cubisme.
Bibliographie
Denis Martinez, Baya, la magicienne de la couleur, Barzakh Éditions, 2013.
Suzanne Lovell, Baya Mahieddine: The Artist Who Influenced Picasso, Suzanne Lovell Inc., 2022.
OPEC Fund, The Wondrous World of Baya, article en ligne, 2024.
Archives de la galerie Maeght, Paris, exposition Baya, 1947.
P.S.
Cette lecture stylistique ne prétend pas établir une filiation directe prouvée, mais propose un regard critique sur les transformations du langage picassien après sa rencontre avec Baya Mahieddine.