{"id":97665,"date":"2024-01-20T09:46:38","date_gmt":"2024-01-20T08:46:38","guid":{"rendered":"https:\/\/jazairhope.org\/?p=97665"},"modified":"2024-01-20T09:46:38","modified_gmt":"2024-01-20T08:46:38","slug":"dans-un-centre-de-torture-de-larmee-francaise-a-alger-la-ferme-perrin","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/jazairhope.org\/fr\/dans-un-centre-de-torture-de-larmee-francaise-a-alger-la-ferme-perrin\/","title":{"rendered":"Dans un centre de torture de l\u2019arm\u00e9e fran\u00e7aise \u00e0 Alger : la ferme Perrin"},"content":{"rendered":"

lequotidienalgerie.org<\/p>\n

\u00c0 la mi-novembre 2022, \u00e0 Alger, les historiens Malika Rahal et Fabrice Riceputi d\u00e9couvrent de fa\u00e7on inattendue un lieu o\u00f9 des Alg\u00e9riens, en 1957, furent d\u00e9tenus secr\u00e8tement, tortur\u00e9s et parfois tu\u00e9s par l\u2019arm\u00e9e fran\u00e7aise. Ils livrent \u00e0 Mediapart le r\u00e9cit de leur d\u00e9couverte.<\/strong><\/p>\n

Malika Rahal\u00a0et\u00a0Fabrice Riceputi<\/p>\n

1 janvier 2023<\/p>\n

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Nous\u00a0travaillons \u00e0 Alger depuis 15 jours \u00e0 des recherches dans le cadre du projet\u00a0Mille autres\u00a0\u2014\u00a0Des Maurice Audin par milliers<\/a>\u00a0<\/em>sur la disparition forc\u00e9e \u00e0 Alger en 1957. L\u2019un des buts de la recherche est de poursuivre l\u2019identification des lieux de d\u00e9tention, de torture et de disparition mentionn\u00e9s par les t\u00e9moins.<\/p>\n

Le 16 novembre 2022, nous d\u00e9couvrons un lieu, indiqu\u00e9 par plusieurs sources, dans lequel des Alg\u00e9riens furent d\u00e9tenus secr\u00e8tement, tortur\u00e9s et parfois tu\u00e9s par l\u2019arm\u00e9e fran\u00e7aise: la ferme Perrin.<\/p>\n

La localisation des centres de torture \u00e0 Alger et dans sa r\u00e9gion, plus de 60\u00a0ans apr\u00e8s les faits, est complexe et al\u00e9atoire. Quelques-uns de ces locaux sont bien connus et conserv\u00e9s, telles la villa S\u00e9sini ou diff\u00e9rentes casernes de l\u2019arm\u00e9e fran\u00e7aise, devenues casernes de l\u2019arm\u00e9e alg\u00e9rienne. Mais beaucoup ont \u00e9t\u00e9 r\u00e9occup\u00e9s, voire habit\u00e9s. Ils ont parfois chang\u00e9 plusieurs fois d\u2019affectation, et m\u00eame de nom, depuis 1962. D\u2019autres sont localis\u00e9s de fa\u00e7on incertaine.<\/p>\n

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\u00a9\u00a0Malika Rahal<\/figcaption><\/figure>\n

Certains peuvent avoir \u00e9t\u00e9 d\u00e9truits, comme La Grande Terrasse, un restaurant de Saint-Eug\u00e8ne (aujourd\u2019hui Bologhine), r\u00e9quisitionn\u00e9 par les parachutistes du g\u00e9n\u00e9ral Massu et dont les caves ont \u00e9t\u00e9 utilis\u00e9es comme un lieu de torture. Cette information a r\u00e9cemment \u00e9t\u00e9 confirm\u00e9e par plusieurs t\u00e9moins visuels, notamment par Roland Bellan, le fils du propri\u00e9taire des lieux. Il a \u00e9t\u00e9 localis\u00e9 pour nous par Mohamed Rebah, \u00e0 la fois t\u00e9moin de cette histoire et historien, qui fait partie des contributeurs de notre projet, et dont l\u2019aide se r\u00e9v\u00e8le essentielle.<\/p>\n

Nous nous y sommes repris \u00e0 plusieurs fois pour localiser la villa Mireille, sise \u00e0 l\u2019\u00e9poque au 51,\u00a0boulevard Bru (aujourd\u2019hui boulevard des Martyrs). Les d\u00e9tenus tortur\u00e9s y \u00e9taient parfois \u00ab\u00a0retap\u00e9s\u00a0\u00bb avant d\u2019\u00eatre pr\u00e9sent\u00e9s \u00e0 un juge. Il s\u2019agissait principalement de d\u00e9tenus europ\u00e9ens, vis\u00e9s par la violence coloniale pour leur soutien \u00e0 l\u2019ind\u00e9pendance alg\u00e9rienne. Un voisin, Rachid Guesmia, autre contributeur pr\u00e9cieux, nous indique qu\u2019au moment de l\u2019ind\u00e9pendance, il faisait partie des enfants du quartier qui la tenaient pour hant\u00e9e.<\/p>\n

Il a \u00e9t\u00e9 plus simple en revanche de retrouver l\u2019\u00e9cole Sarrouy, en bordure de la Casbah, dans le quartier de Soustara. \u00c0 l\u2019\u00e9t\u00e9 1957, elle fut transform\u00e9e en centre de torture par le 2e\u00a0<\/sup>RPC\u00a0[r\u00e9giment de parachutistes coloniaux \u2013 ndlr]<\/em>. Notre\u00a0cartographie<\/a>\u00a0de la disparition forc\u00e9e\u00a0(ci-dessus)\u00a0<\/em>progresse.<\/p>\n

Sur la piste de la ferme Lambard<\/h2>\n

Plusieurs anciennes fermes coloniales figurent \u00e9galement dans notre liste de centres de torture. \u00c0 la p\u00e9riph\u00e9rie d\u2019Alger, elles furent durant la guerre pr\u00eat\u00e9es \u00e0 l\u2019arm\u00e9e par leurs propri\u00e9taires ou r\u00e9quisitionn\u00e9es. C\u2019est par exemple dans l\u2019une d\u2019elles que, selon le g\u00e9n\u00e9ral Aussaresses, Larbi Ben M\u2019Hidi fut assassin\u00e9.<\/p>\n

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La maison de ma\u00eetre.\u00a0\u00a9\u00a0Malika Rahal<\/figcaption><\/figure>\n

Le 16 novembre 2022, nous suivons la piste d\u2019une autre de ces fermes, signal\u00e9e par notre coll\u00e8gue archiviste Mohamed Bounaama, qui nous y accompagne. \u00c0 proximit\u00e9 de son lieu de travail, install\u00e9 dans le domaine de l\u2019ancienne ferme Laqui\u00e8re, \u00e0 Tixera\u00efne (une localit\u00e9 de Birkhadem, aujourd\u2019hui dans la banlieue d\u2019Alger), on dit parfois que l\u2019arm\u00e9e enferma et tortura. Notre ami nous y a convi\u00e9s car un m\u00e9canicien du quartier lui a parl\u00e9 d\u2019un autre lieu pr\u00e9sum\u00e9 de torture\u00a0: la ferme Lambard (ou Lombard,\u00a0Haouch Lombar<\/em>), peu \u00e9loign\u00e9e.<\/p>\n

Une simple recherche sur Internet nous r\u00e9v\u00e8le qu\u2019elle appara\u00eet depuis peu sur GoogleMaps, \u00e0 quelques kilom\u00e8tres seulement. Et qu\u2019on la nomme aussi \u00ab\u00a0ferme Perrin\u00a0\u00bb.<\/p>\n

Ce nom interpelle. Il renvoie au cas de l\u2019avocat Ali Boumendjel, enlev\u00e9 le 9\u00a0f\u00e9vrier 1957, tortur\u00e9 et \u00ab\u00a0suicid\u00e9\u00a0\u00bb le 23\u00a0mars 1957, dont\u00a0Malika Rahal a \u00e9crit l\u2019histoire<\/a>. Plusieurs sources confirment en effet son passage \u00e0 la ferme Perrin, \u00e0 une date ind\u00e9termin\u00e9e durant cette p\u00e9riode. Me<\/sup>\u00a0Maurice Gar\u00e7on, membre de la Commission de sauvegarde, avait simplement indiqu\u00e9 dans son rapport que Boumendjel y avait s\u00e9journ\u00e9.<\/p>\n

La pr\u00e9sence de l\u2019avocat Boumendjel est confirm\u00e9e<\/h2>\n

Par ailleurs, Benali Boukort donnait \u00e0 ce sujet un t\u00e9moignage d\u2019importance dans ses m\u00e9moires. Cet ancien militant de l\u2019Union d\u00e9mocratique du manifeste alg\u00e9rien puis du Parti du peuple alg\u00e9rien avait \u00e9t\u00e9 arr\u00eat\u00e9 le samedi 2\u00a0mars 1957, puis d\u00e9tenu \u00e0\u00a0Haouch Perrin<\/em>, dont il donnait une description pr\u00e9cise. Il s\u2019agissait selon lui d\u2019une grande ferme de colon destin\u00e9e \u00e0 la production de vin, sise au milieu des vignes, et dont les installations \u00e9taient d\u00e9tourn\u00e9es de leur usage habituel.<\/p>\n

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Le b\u00e2timent agricole.\u00a0\u00a9\u00a0Malika Rahal<\/figcaption><\/figure>\n

Lorsque les personnes enlev\u00e9es y \u00e9taient transport\u00e9es en plein jour, elles arrivaient dans une remorque b\u00e2ch\u00e9e et \u00e9taient parqu\u00e9es dans\u00a0\u00ab\u00a0un espace entour\u00e9 de barbel\u00e9s et gard\u00e9 par plusieurs parachutistes\u00a0\u00bb<\/em>, avant d\u2019\u00eatre transf\u00e9r\u00e9es dans des cuves \u00e0 vin au bout de deux ou trois jours. De telles pratiques ont exist\u00e9 ailleurs en Alg\u00e9rie\u00a0: plusieurs \u00ab\u00a0affaires\u00a0\u00bb avaient r\u00e9v\u00e9l\u00e9 en 1957, en m\u00e9tropole, la mort par asphyxie dans de telles cuves de plusieurs dizaines de d\u00e9tenus alg\u00e9riens.<\/p>\n

Or Benali Boukort confirme la pr\u00e9sence de Boumendjel dans ces lieux. Selon lui, ce dernier avait \u00e9t\u00e9 d\u00e9tenu seul dans une cuve. Ici, son t\u00e9moignage corrobore celui du beau-fr\u00e8re de Boumendjel, Abdelmalik Amrani, \u00e9galement d\u00e9tenu \u00e0 la ferme Perrin. Apr\u00e8s la guerre, celui-ci a racont\u00e9 \u00e0 sa s\u0153ur, Malika Boumendjel Amrani, ainsi qu\u2019\u00e0 son propre fil A\u00efssa, qu\u2019\u00e9tant d\u00e9tenu dans la cuve voisine de celle de Boumendjel, il avait pu communiquer avec lui. Pour la biographie d\u2019Ali Boumendjel, dans les ann\u00e9es 2000, il n\u2019avait pas \u00e9t\u00e9 possible de retrouver la ferme, dont la localisation pr\u00e9cise \u00e9tait myst\u00e9rieuse. Nous partons donc \u00e0 sa recherche.<\/p>\n

Dans cette zone aujourd\u2019hui dens\u00e9ment urbanis\u00e9e et absorb\u00e9e par l\u2019agglom\u00e9ration alg\u00e9roise, les habitants reconnaissent le nom de la ferme (Perrin plut\u00f4t que Lambard) comme un nom de quartier. Une jeune femme indique \u00e0 Mohamed Bounaama de continuer jusqu\u2019au bout d\u2019une rue, tout enti\u00e8re nomm\u00e9e couramment \u00ab\u00a0Perrin\u00a0\u00bb.<\/p>\n

Nous entrons par un large portail sur une placette plant\u00e9e de vieux arbres. L\u2019ancien vaste domaine agricole n\u2019existe plus. Des ruelles partent de la placette, bord\u00e9es de petites maisons basses construites \u00e0 l\u2019\u00e9vidence apr\u00e8s 1962. Mais, face \u00e0 nous, une villa \u00e0 toit de tuiles \u00e0 double pente tranche avec les b\u00e2timents environnants plus r\u00e9cents. \u00c0 droite, le portail d\u2019une autre b\u00e2tisse \u00e0 toit tuil\u00e9, manifestement un ancien b\u00e2timent agricole ou un corps de ferme, est entrouvert. Nous toquons.<\/p>\n

Nous sommes historiens et cherchons des cuves \u00e0 vin o\u00f9 l\u2019on d\u00e9tenait les moudjahidines durant la guerre, expliquons-nous \u00e0 l\u2019homme qui nous accueille. Il acquiesce (elles existent toujours) et nous entra\u00eene cordialement dans ce qui s\u2019av\u00e8re \u00eatre son logement.<\/p>\n

Nous p\u00e9n\u00e9trons d\u2019abord avec lui dans une pi\u00e8ce de 3 ou 4\u00a0m\u00e8tres carr\u00e9s, enti\u00e8rement carrel\u00e9e de fa\u00efence gris-vert, qui lui sert de remise.\u00a0\u00ab\u00a0C\u2019est l\u00e0\u00a0\u00bb<\/em>, indique-t-il simplement sans que nous comprenions d\u2019abord ce qu\u2019il convient de regarder.<\/p>\n

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Une des cuves \u00e0 vin est d\u00e9sormais une remise.\u00a0\u00a9\u00a0Malika Rahal<\/figcaption><\/figure>\n

En levant la t\u00eate, c\u2019est le choc\u00a0: le plafond, lui aussi carrel\u00e9, est perc\u00e9 d\u2019une ouverture circulaire d\u2019environ 60 ou 80\u00a0cm de diam\u00e8tre, ferm\u00e9e par un gros bouchon de ciment.<\/p>\n

Nous r\u00e9alisons alors que nous sommes\u00a0dans la cuve \u00e0 vin<\/em>\u00a0et que c\u2019est par cette ouverture qu\u2019on faisait entrer et sortir les personnes enlev\u00e9es.<\/p>\n

Peut-\u00eatre s\u2019agit-il de la cuve o\u00f9 fut enferm\u00e9 Ali Boumendjel, ou Abdelmalik Amrani, ou d\u2019autres. Les occupants des lieux ont simplement perc\u00e9 des portes pour en faire des pi\u00e8ces, des ouvertures pour passer d\u2019une cuve \u00e0 l\u2019autre et des fen\u00eatres pour laisser entrer la lumi\u00e8re. Ainsi, ils s\u2019en servent comme d\u2019une sorte de logement modulaire, \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur du corps de ferme.<\/p>\n

La d\u00e9couverte impr\u00e9vue est bouleversante. Avoir lu les sources qui mentionnent ces cuves et la mort par asphyxie des prisonniers est une chose. Se d\u00e9couvrir presque fortuitement au fond de l\u2019une d\u2019elles en est une autre. Nous sommes confront\u00e9s \u00e0 une arch\u00e9ologie de la terreur et nous ne cessons, en esprit, de croiser ce que nous voyons avec nos sources historiques.<\/p>\n

\u00catre sur les lieux permet, avec des ann\u00e9es de recul, de mieux saisir la description que donnait Benali Boukort dans son livre\u00a0: il \u00e9voquait des cuves semblables \u00e0\u00a0\u00ab\u00a0de petites b\u00e2tisses de briques, ayant peine 2 \u00e0 3\u00a0m\u00e8tres carr\u00e9s \u00e0 la base\u00a0\u00bb<\/em>. Sans doute n\u2019imaginait-il pas alors que ces b\u00e2tisses pourraient effectivement servir de logement, dans une ville d\u2019Alger qui aurait grignot\u00e9 l\u2019espace rural autour d\u2019elle.<\/p>\n

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Au plafond, une ouverture circulaire d\u2019environ 60 ou 80\u00a0cm de diam\u00e8tre, ferm\u00e9e par un gros bouchon de ciment.\u00a0\u00a9\u00a0Malika Rahal<\/figcaption><\/figure>\n

Il \u00e9crit que l\u2019on acc\u00e9dait \u00e0 la cuve\u00a0\u00ab\u00a0par un trou de 60 \u00e0 70\u00a0cm\u00a0\u00bb<\/em>, que nous contemplons aujourd\u2019hui en regardant le plafond\u00a0:\u00a0\u00ab\u00a0Certains d\u00e9tenus corpulents ne pouvaient y passer. Les paras soulevaient alors la dalle formant couvercle et les descendaient au bout d\u2019une corde pass\u00e9e sous leurs aisselles. Chaque cuve contenait six ou sept personnes. L\u2019exigu\u00eft\u00e9 extr\u00eame ne permettait pas aux d\u00e9tenus de s\u2019allonger\u00a0; ils devaient rester constamment accroupis, souvent 15\u00a0jours durant. Ils ne quittaient cette position inconfortable et douloureuse que pour se rendre aux interrogatoires.\u00a0\u00bb<\/em><\/p>\n

Nous contemplons les espaces, d\u00e9sormais plus a\u00e9r\u00e9s par le percement des portes, pour essayer d\u2019imaginer sept personnes sur la petite surface dessin\u00e9e par une cuve, entour\u00e9es par les murs \u00e9pais avec un plafond bas et arrondi qui donne l\u2019impression d\u2019\u00eatre dans un bocal.<\/p>\n

Nous passons d\u2019une cuve \u00e0 l\u2019autre. Le b\u00e2timent en compte douze, qui forment aujourd\u2019hui deux logements distincts.<\/p>\n

Le carrelage gris-vert que nous avons d\u2019abord cru ajout\u00e9 r\u00e9cemment pour am\u00e9liorer le confort des pi\u00e8ces est en fait une caract\u00e9ristique d\u2019origine, indispensable \u00e0 l\u2019\u00e9tanch\u00e9it\u00e9 et \u00e0 la protection du vin. Cette \u00e9tanch\u00e9it\u00e9 rigoureuse rendait les cuves d\u2019autant plus meurtri\u00e8res. Selon Benali Boukort,\u00a0\u00ab\u00a0parfois, selon l\u2019humeur d\u2019un gardien, ou lorsque les paras \u00e9taient m\u00e9contents d\u2019un d\u00e9tenu, l\u2019ouverture \u00e9tait obstru\u00e9e par un sac. Plusieurs morts furent ainsi provoqu\u00e9es par asphyxie\u00a0\u00bb<\/em>.<\/p>\n

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Les cuves \u00e0 vin ont \u00e9t\u00e9 transform\u00e9es en habitations.\u00a0\u00a9\u00a0Malika Rahal<\/figcaption><\/figure>\n

Leurs habitants, qui s\u2019y sont install\u00e9s dans les ann\u00e9es 1970, sont parfaitement au courant de ce qui s\u2019est pass\u00e9 dans ces lieux. Ensemble, nous discutons des horreurs de la guerre qui se sont d\u00e9roul\u00e9es ici, sans grande \u00e9motion apparente puisque, apr\u00e8s tout, c\u2019est leur vie quotidienne. Ils souhaiteraient pouvoir s\u2019installer ailleurs. Le p\u00e8re de notre interlocuteur aurait pu nous raconter bien des choses, mais il est sourd et ne saisit pas le but de notre visite\u00a0: \u00e0 plusieurs reprises, il demande \u00e0 Malika Rahal si elle est venue de la part du gouvernement pour les aider \u00e0 \u00eatre relog\u00e9s.<\/p>\n

Son autre fils habite le second logement\u00a0: chez lui aussi, plusieurs cuves ont \u00e9t\u00e9 ouvertes pour faire de grandes pi\u00e8ces. Son salon coquet est en fait compos\u00e9 de trois cuves ouvrant l\u2019une sur l\u2019autre.<\/p>\n

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Au sol d\u2019une cuve rest\u00e9e inutilis\u00e9e, un anneau.\u00a0\u00a9\u00a0Malika Rahal<\/figcaption><\/figure>\n

Une cuve, \u00e0 l\u2019arri\u00e8re de la cuisine sur\u00e9lev\u00e9e, est \u00e0 peine accessible et reste inutilis\u00e9e. Il veut pourtant nous la montrer, car un d\u00e9tail y est encore visible, supprim\u00e9 dans d\u2019autres cuves. Il faut pour cela grimper sur le comptoir de la cuisine et passer par une ouverture r\u00e9duite. Au sol, en \u00e9cartant ce qui est remis\u00e9 dans cette espace, il fait appara\u00eetre quatre anneaux m\u00e9talliques fix\u00e9s dans le sol. Selon lui, ils servaient \u00e0 attacher des prisonniers. Ils semblent bien en effet avoir \u00e9t\u00e9 ajout\u00e9s apr\u00e8s la construction des cuves, dont ils auraient sans doute ab\u00eem\u00e9 l\u2019\u00e9tanch\u00e9it\u00e9, et ils auraient rouill\u00e9 avec le vin.<\/p>\n

En sortant de la maison, sur la placette, un groupe de voisins se forme. Nous apprenons que Lambard (ou Lombard) et Perrin sont les noms des deux derniers propri\u00e9taires successifs du domaine. Lambard avait achet\u00e9 le terrain \u00e0 un certain Bouchahma, et Perrin \u00e0 Lambard.<\/p>\n

Tout le monde semble savoir ce qui s\u2019est pass\u00e9 ici durant la guerre d\u2019ind\u00e9pendance. Sur la droite, dans le corps de ferme, les cuves o\u00f9 l\u2019on gardait les prisonniers\u00a0; et \u00e0 la gauche de la maison, l\u2019endroit o\u00f9 \u00e9taient install\u00e9s les gardes mobiles et o\u00f9 l\u2019on pratiquait la torture. On y entendait alors les cris des personnes tortur\u00e9es, nous dit-on. Puis, au moment de l\u2019ind\u00e9pendance (en 1962 ou en 1963), le domaine est devenu, comme beaucoup d\u2019autres fermes coloniales, une ferme autog\u00e9r\u00e9e.<\/p>\n

M. Loun\u00e8s, qui s\u2019est joint \u00e0 nous, dit avoir fait partie du comit\u00e9 d\u2019autogestion. Il raconte comment, en 1962, on a trouv\u00e9 dans le b\u00e2timent des sacs, du d\u00e9sordre et des traces de sang. Selon lui, le corps de ferme a retrouv\u00e9 alors son usage agricole et n\u2019y dormaient que les travailleurs qui venaient de loin. Il ne dit pas si les cuves elles-m\u00eames ont alors servi de nouveau \u00e0 fabriquer du vin.<\/p>\n

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Un ob\u00e9lisque dont une partie a \u00e9t\u00e9 repeinte en blanc.\u00a0\u00a9\u00a0Malika Rahal<\/figcaption><\/figure>\n

Ceux qui participent \u00e0 la discussion nous montrent enfin un discret monument qui nous avait \u00e9chapp\u00e9. Un ob\u00e9lisque dont une partie a \u00e9t\u00e9 repeinte en blanc pour effacer un verset coranique comportant une erreur, mais dont le reste du texte indique un\u00a0\u00ab\u00a0centre de torture des moudjahidines\u00a0\u00bb<\/em>\u00a0et donne les deux noms, Lombard et Perrin. Il semble avoir \u00e9t\u00e9 \u00e9rig\u00e9 \u00e0 l\u2019initiative de la municipalit\u00e9, au sortir de la d\u00e9cennie noire des ann\u00e9es 1990.<\/p>\n

Il est temps pour nous de repartir.<\/p>\n

Mais nous n\u2019en avons pas fini avec la ferme Perrin. Quelqu\u2019un toque en effet \u00e0 la fen\u00eatre de la voiture. C\u2019est un autre voisin qu\u2019on avait cru absent et qui nous invite \u00e0 entrer dans la maison de ma\u00eetre, la maison au toit \u00e0 double pente, o\u00f9 vivaient vraisemblablement Lambard, puis Perrin. Sa famille y loge depuis 1963, dira-t-il. Dans sa cour, il nous montre d\u2019abord un b\u00e2timent de plain-pied, qui abrita\u00a0\u00ab\u00a0les bureaux\u00a0\u00bb<\/em>\u00a0des gardes mobiles. Puis il ouvre une large porte de bois,\u00a0\u00ab\u00a0d\u2019\u00e9poque\u00a0\u00bb<\/em>, pr\u00e9cise-t-il.<\/p>\n

Une dizaine de marches descendent dans une vaste et profonde cave \u00e9clair\u00e9e par de petites ouvertures pratiqu\u00e9es \u00e0 environ 4\u00a0m\u00e8tres de hauteur. Au sol, l\u2019homme nous montre plusieurs empreintes circulaires et une autre rectangulaire\u00a0: l\u2019emplacement encore bien visible de trous de 1,5\u00a0m\u00e8tre de profondeur, selon lui, rebouch\u00e9s depuis par son p\u00e8re.<\/p>\n

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La grande cave et ses trous au sol.\u00a0\u00a9\u00a0Fabrice Riceputi<\/figcaption><\/figure>\n

N\u00e9 apr\u00e8s l\u2019ind\u00e9pendance, il dit avoir vu au fond de l\u2019un d\u2019eux une longue cha\u00eene, avant que son p\u00e8re ne les rebouche. Ces trous auraient servi \u00e0 d\u00e9tenir des prisonniers, accroupis ou, dans le trou rectangulaire, plus profond mais tr\u00e8s \u00e9troit, n\u00e9cessairement debout. Il ajoute qu\u2019ils \u00e9taient remplis d\u2019eau pour augmenter la souffrance des d\u00e9tenus. Le trou rectangulaire, plus \u00e9troit, \u00e9tait aussi plus profond\u00a0: il n\u2019aurait pas permis \u00e0 une personne de rester accroupie mais l\u2019aurait oblig\u00e9e \u00e0 demeurer debout. On voudrait pouvoir reconstituer pr\u00e9cis\u00e9ment comment s\u2019est forg\u00e9 ce r\u00e9cit, s\u2019il y avait \u00e0 son origine des t\u00e9moins oculaires ou s\u2019il s\u2019agit de suppositions faites par les familles arriv\u00e9es sur les lieux \u00e0 l\u2019ind\u00e9pendance \u00e0 partir de ce qu\u2019elles ont alors vu et observ\u00e9.<\/p>\n

Benali Boukort n\u2019\u00e9voque pas ces trous dans le sol dans son t\u00e9moignage. Selon lui, les d\u00e9tenus de la ferme Perrin subissaient r\u00e9guli\u00e8rement des s\u00e9ances de torture \u00e0 l\u2019\u00e9lectricit\u00e9 et \u00e0 l\u2019eau, comme cela s\u2019est produit dans plusieurs centres de torture. Mais il existait aussi une sp\u00e9cialit\u00e9 qui consistait \u00e0 infliger des blessures \u00e0 l\u2019aide d\u2019un rabot avant de les couvrir de sel.<\/p>\n

Ces s\u00e9ances de torture, baptis\u00e9es ici comme ailleurs\u00a0\u00ab\u00a0interrogatoires\u00a0\u00bb<\/em>, \u00e9taient parfois men\u00e9es\u00a0\u00ab\u00a0en pr\u00e9sence de gendarmes, d\u2019agents de la DST ou du 2e<\/sup>\u00a0bureau\u00a0\u00bb<\/em>, \u00e9crit Benali Boukort. Est-ce dans cette salle qu\u2019avait lieu la pratique du rabot\u00a0? Tous les objets pr\u00e9sents nous posent des questions, notamment le crochet plant\u00e9 dans le haut plafond d\u2019o\u00f9 pend une cha\u00eene. On ne peut s\u2019emp\u00eacher d\u2019imaginer que des hommes ont pu y \u00eatre tortur\u00e9s par suspension,\u00a0comme ce fut le cas ailleurs<\/a>. Mais comment savoir\u00a0?<\/p>\n

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Mohand Selhi et Ali Boumendjel avant leur enl\u00e8vement.\u00a0\u00a9\u00a0Archives de la famille Boumendjel<\/figcaption><\/figure>\n

Outre Ali Boumendjel, tu\u00e9 plus tard \u00e0 El Biar, et Benali Boukort, qui a surv\u00e9cu, il y a un homme dont nous savons qu\u2019il a \u00e9t\u00e9 d\u00e9tenu et tu\u00e9 ici\u00a0: selon Benali Boukort, Mohand Selhi, \u00e9galement enlev\u00e9 en 1957, occupa lui aussi une cuve, en compagnie de cinq autres personnes.\u00a0\u00ab\u00a0Dix-huit\u00a0jours durant, Selhi subissait jusqu\u2019\u00e0 trois s\u00e9ances de torture par jour. Un soir, il fut ex\u00e9cut\u00e9 comme les autres. \u00c2g\u00e9 de 35\u00a0ans, il \u00e9tait ing\u00e9nieur de la soci\u00e9t\u00e9 Shell.\u00a0\u00bb<\/em>\u00a0Mohand Selhi fait partie des enlev\u00e9s de la \u00ab\u00a0bataille d\u2019Alger\u00a0\u00bb sur lesquels nous travaillons dans le cadre du projet Mille autres.<\/p>\n

Notre travail sur la disparition forc\u00e9e nous a appris qu\u2019une chose importe par-dessus tout aux familles de disparus\u00a0: conna\u00eetre la v\u00e9rit\u00e9 sur les circonstances de la mort, savoir surtout o\u00f9 se trouve le corps et pouvoir enfin se recueillir en un lieu pr\u00e9cis.<\/p>\n

D\u00e8s notre d\u00e9part de la ferme Perrin, nous avons multipli\u00e9 les conjectures\u00a0: c\u2019est peut-\u00eatre \u00e0 proximit\u00e9 de la maison et du corps de ferme, quelque part sur l\u2019ancienne exploitation, que les corps de ceux qui sont morts ici ont \u00e9t\u00e9 dissimul\u00e9s. Dans les centres de d\u00e9tention et de torture situ\u00e9s dans les villes, les militaires devaient transporter les corps au loin pour en disposer plus discr\u00e8tement. Ici, ils pouvaient le faire en toute discr\u00e9tion, dans les anciennes vignes et les champs alentour, d\u00e9sormais enti\u00e8rement construits de petites maisons.\u00c0 LIRE<\/p>\n

Cette visite impromptue de la ferme Perrin et toute notre mission de recherche \u00e0 Alger l\u2019ont confirm\u00e9\u00a0: chez les Alg\u00e9rois, la m\u00e9moire de la terrible ann\u00e9e 1957 est encore vive, sous la forme de t\u00e9moignages directs ou de r\u00e9cits transmis. M\u00eame si l\u2019on sent qu\u2019au fil des ann\u00e9es l\u2019\u00e9v\u00e9nement s\u2019\u00e9loigne, ces t\u00e9moignages et r\u00e9cits, que l\u2019historiographie a trop longtemps n\u00e9glig\u00e9s, foisonnent encore. Ils nous livrent des informations pr\u00e9cieuses que les archives coloniales, par d\u00e9finition, ignorent. Ils doivent \u00eatre collect\u00e9s avant qu\u2019ils ne soient oubli\u00e9s et disparaissent. Dans quelques ann\u00e9es, il ne sera plus possible de distinguer, comme on peut encore le faire, les t\u00e9moignages directs des conjectures des nouveaux habitants des lieux.<\/p>\n

Mais, quoi qu\u2019il en soit, il y a fort \u00e0 parier que ceux qui vivront encore au voisinage imm\u00e9diat des anciens centres de d\u00e9tention et de torture continueront, comme plusieurs d\u2019entre eux nous l\u2019ont confi\u00e9, \u00e0 ressentir des pr\u00e9sences. Et m\u00eame \u00e0 voir parfois passer un fant\u00f4me.<\/p>\n

Malika Rahal et Fabrice Riceputim<\/p>\n

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Emission le 20 Janvier 2024<\/strong><\/h3>\n

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