À Oran, un musée glorifie Yves Saint Laurent, figure mondaine d’une Algérie coloniale qu’il n’a jamais remise en question. À Blida, l’appartement de Fanon — psychiatre des damnés, militant du FLN, penseur de la libération — reste verrouillé. Pourquoi pas un musée pour lui ? Pourquoi pas un lieu vivant pour celui qui a rendu aux opprimés la parole, la dignité et la pensée libre ?
Peau noire, masques blancs, ou encore Les Damnés de la Terre, avait-il écrits.
Et si enfin l’Algérie rendait justice à Frantz Fanon ?
Le 20 juillet 2025, l’Algérie a célébré le centenaire de la naissance de Frantz Fanon. Figure majeure du combat anticolonial, psychiatre révolutionnaire, penseur de la libération des peuples et martyr de la guerre de libération nationale, Fanon n’est pas un simple “ami de l’Algérie” — il est Algérien, avec un grand A. Pourtant, malgré les hommages officiels, malgré les discours solennels, l’Algérie n’a toujours pas honoré ce héros par ce qui devrait être une évidence : un musée national Frantz Fanon à Blida.
C’est là, dans l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, que Fanon révolutionna la pratique thérapeutique en liant pathologie mentale et aliénation coloniale. C’est là, dans ce laboratoire humain de la domination, qu’il comprit que “le problème des malades algériens n’est pas médical mais politique”. C’est là, surtout, qu’il prit la décision irrévocable de quitter sa blouse de psychiatre pour rejoindre la Révolution en 1956. Et c’est là qu’il vécut. L’appartement qu’il occupait à l’hôpital existe toujours. Mais il est verrouillé, inaccessible, oublié.
Comment justifier qu’un lieu aussi hautement symbolique ne soit pas transformé en musée national Fanon, alors même que son nom résonne dans les universités du monde entier, et que ses écrits inspirent encore les luttes des peuples opprimés ?
C’est Ahmed Bensaada, dans l’émission spéciale Grand Angle consacrée à Fanon et diffusée le 22 juillet 2025 sur Radio Ifrikya FM, qui a fait cet appel avec force :
L’émission est disponible en intégralité ici : Frantz Fanon : Un héritage vivant, 100 ans après – Radio Ifrikya FM (22 juillet 2025); Avec Hacen Arab, professeur en littérature ; Ahmed Kateb, chercheur en sciences politiques ; Ahmed Bensaada, analyste politique ; et Mokrane Aït-Ouarabi, journaliste.
Le contraste est d’autant plus saisissant — et choquant — lorsqu’on apprend qu’à Oran, un musée Yves Saint Laurent trône fièrement, célébrant un couturier dont l’action pour l’Algérie est… inexistante.
Pire : Yves Saint Laurent n’a jamais soutenu l’indépendance algérienne. Il appartenait à une famille ouvertement favorable à l’Algérie française. Ses parents étaient pro-OAS. Il n’a jamais pris position contre la colonisation. Et pourtant, c’est son nom qui s’affiche à l’entrée d’un musée officiel, là où celui de Fanon est réduit à quelques plaques d’hôpital.
Ce contraste est indécent. D’un côté, un homme venu des Antilles, qui a tout donné pour un peuple qui n’était pas le sien, qui est mort à 36 ans après avoir offert sa vie, son esprit, sa plume et sa santé pour l’indépendance de l’Algérie. De l’autre, un styliste talentueux peut-être, mais qui n’a rien fait pour la libération algérienne, et dont le nom ne devrait pas supplanter celui de Fanon dans l’espace public algérien.
Il ne s’agit pas ici de nier la contribution artistique d’Yves Saint Laurent. Mais que le système mémoriel algérien célèbre plus un couturier de l’élite coloniale qu’un combattant du peuple, voilà qui en dit long sur le dérèglement de nos priorités historiques.
Fanon, lui, a lutté, soigné, écrit, organisé, milité, aimé ce pays plus profondément que bien des Algériens de naissance. Il a compris que la colonisation est une pathologie, et que seule une “désaliénation” profonde peut rendre au peuple sa dignité. Son œuvre Les Damnés de la Terre, écrite alors qu’il était mourant, reste un cri vivant, un appel universel à la souveraineté, à la dignité, à la liberté.
Et ce cri ne s’est pas éteint. Fanon est une voix toujours actuelle, que ce soit pour les Palestiniens, les Sahraouis ou les peuples du Sud global qui, encore aujourd’hui, cherchent à briser les chaînes du néocolonialisme. Comme l’ont souligné les invités de Grand Angle, la pensée de Fanon est une arme pour comprendre et résister.
Si l’Algérie officielle ne transforme pas son appartement de Blida en musée, alors elle manquera un rendez-vous avec elle-même. Un rendez-vous avec son passé, avec sa vérité, et surtout avec sa jeunesse, qui a tant besoin de repères solides et sincères.
L’appel d’Ahmed Bensaada dans Grand Angle est limpide, légitime et urgent. Il est temps que les autorités algériennes répondent. Que le ministère de la Santé, le ministère de la Culture, et le président de la République prennent leurs responsabilités. Fanon mérite un musée, et l’Algérie mérite de l’avoir.
“Ce n’est pas un ami de la Révolution, c’est un martyr de la Révolution.”
C’est cette vérité qu’il faut graver, non pas dans une plaque anonyme, mais dans un lieu vivant, accessible, pédagogique et digne.
Un musée. À Blida.
Maintenant.
Hope & ChaDia