Dans les premières semaines qui suivent la prise d’Alger par les troupes françaises, la colonne coloniale s’engage vers l’intérieur du pays, notamment en direction de Blida, Bône et Bougie. Officiellement, c’est la paix qu’on propose. Mais dès les premiers jours, cette paix se révèle illusoire. L’accueil souriant des habitants masque en réalité un rejet viscéral de l’occupation. L’armée française s’y enfonce à ses risques et périls.
Théodore de Quatrebarbes, officier et témoin direct, perçoit dès l’arrivée à Blida que quelque chose ne tourne pas rond : « Nous avions cru remarquer que les habitants comptaient le nombre de nos soldats. » Peu après, des coups de feu éclatent. Quatre Français sont tués, les combats commencent, et les habitants ouvrent les portes aux assaillants.
Ce ne sont plus les Turcs — presque tous partis — mais les Algériens qui prennent les armes. C’est une guerre populaire qui commence, menée avec les moyens du bord, mais une détermination intacte. De nuit, les troupes françaises sont harcelées par des groupes invisibles, à pied ou à cheval, surgissant des broussailles ou des vergers. La guérilla prend forme.
Repoussés, les Français ripostent. Le 24 juillet, la colonne de Rullière subit de lourdes pertes. Vingt-huit hommes sont tués. Furieux, Rullière réagit avec une brutalité extrême : il ordonne des exécutions de masse, sans distinction entre civils et combattants. La vengeance prend la forme d’un massacre : la population entière devient suspecte, donc coupable.
Lorsque le général Clauzel revient à Blida, la ville est méconnaissable. Quatrebarbes décrit un carnage : hommes, femmes, enfants, vieillards — tous égorgés. Il confie n’avoir jamais ressenti un tel malaise : « Il faut avoir vu les rues jonchées de cadavres pour éprouver le sentiment pénible dont je n’ai pu me défendre. » Une source militaire contemporaine résume : « La perte des Arabes a été évaluée à huit cents têtes. » Or, Blida comptait à peine deux mille habitants à cette époque. Quarante pour cent de la ville aurait été exterminée en quelques jours.
Et malgré cette violence, les Français ne parviennent pas à stabiliser leur occupation. Clauzel ordonne alors une nouvelle tentative : il envoie un détachement de six cents hommes depuis Blida vers Médéa, en traversant les plateaux qui mènent vers le sud. Mais cette expédition est un fiasco. Les soldats meurent de fatigue, de faim et surtout de soif. L’ordre est désorganisé, la discipline relâchée. Ce qui devait être une démonstration de force se transforme en débâcle silencieuse.
Mais cette logique de destruction ne s’arrête pas aux combats directs. Dans l’arrière-pays d’Alger, dans ce qu’on appelait alors le Sahel algérois, un autre officier français, le capitaine Pélissier de Reynaud, assiste, impuissant et désolé, à la dévastation systématique des campagnes algériennes.
Voici ce qu’il raconte :
Au lieu d’employer des moyens réguliers pour avoir du bois, on coupait les haies et les arbres fruitiers, on brûlait les portes, les fenêtres, et même les poutres des maisons ; le soldat détruisait aussi pour le plaisir de détruire. Les marbres, les bassins, les ornements de sculpture, tout était brisé, sans but et sans profit, pour qui que ce fût. Les aqueducs ayant été rompus en plusieurs endroits, presque toutes les fontaines tarirent, et l’armée fut sur le point de manquer d’eau. Dès le mois d’août, les environs d’Alger offrirent l’aspect de la plus complète désolation.
Ce n’est plus une guerre, c’est une politique de terre brûlée. Les envahisseurs détruisent ce qu’ils ne peuvent pas contrôler. Ils réduisent les maisons en cendres, brisent les fontaines, arrachent les arbres fruitiers, anéantissent les ressources nécessaires à la vie…
La conquête, vantée à Paris comme glorieuse, s’enlise dans l’improvisation, la vengeance aveugle et le chaos logistique. D’Alger à Blida, de Bougie à Médéa, en passant par les routes brûlantes de Bône, une guerre s’installe — longue, confuse, et plus populaire que prévue.
Cet article s’appuie sur plusieurs extraits du livre La première guerre d’Algérie d’Alain Ruscio, notamment les pages 193 et 155, qui documentent avec rigueur les premières résistances algériennes et la brutalité méthodique de la répression coloniale.