Dans deux analyses(*) récentes du professeur Kamel Dib , les dynamiques géopolitiques du marché du gaz en lien avec la Syrie et la Libye sont mises en lumière. Ces deux pays, bien que différemment dotés en ressources, occupent des positions stratégiques qui en font des terrains cruciaux dans l’affrontement énergétique entre la Russie et l’Occident. L’implication de la Turquie, accusée par l’idéologue russe Alexandre Douguine d’avoir trahi Moscou, ajoute une dimension explosive à ce tableau. Ces enjeux dépassent les seules questions économiques, mettant en jeu des équilibres géopolitiques majeurs.
Europe et Russie : la bataille des gazoducs
En plein boom, la consommation et la production de gaz dans le monde suscitent de nombreuses rivalités géopolitiques. Théâtre et acteur privilégié de ces tensions, l’Union européenne peine à affirmer une position commune sur la sécurité de son approvisionnement énergétique. Alors que la demande de gaz naturel augmente, l’Europe reste largement dépendante de trois grands fournisseurs – la Russie, l’Algérie et la Norvège. Cette dépendance mutuelle est devenue un enjeu stratégique où Moscou utilise sa position pour préserver son influence face aux tentatives européennes de diversification énergétique.
La construction de gazoducs comme Nord Stream ou South Stream par la Russie en partenariat avec des groupes européens témoigne de son activisme. Cependant, ces projets sont concurrencés par des initiatives comme le gazoduc Nabucco, qui ambitionnait de relier le gaz iranien à l’Europe via la Turquie, ou encore celui toujours d’actualité “le gazoduc Qatar-Turquie” Dans ce contexte, la Syrie et la Libye apparaissent comme des pièces maîtresses dans la quête européenne de diversification.
La Syrie : un passage clé dans le jeu énergétique
Bien que la Syrie ne soit pas un pays riche en gaz, elle occupe une position géographique stratégique pour le transit énergétique. Le projet de gazoduc reliant le Qatar à l’Europe via l’Arabie Saoudite, la Jordanie, la Syrie et la Turquie en est une parfaite illustration. Rejeté à l’époque par Bachar al-Assad en raison de ses implications géopolitiques, notamment la concurrence directe qu’il créerait avec le gaz russe en Europe, ce projet refait surface dans le cadre de discussions sur la reconstruction de la Syrie.
Si ce projet venait à voir le jour, il affaiblirait considérablement la position énergétique de la Russie en Europe, un marché clé pour son économie. Moscou considère ce gazoduc comme une menace existentielle pour sa capacité à financer ses ambitions stratégiques. Dans ce contexte, la Russie, déjà sous pression à cause des sanctions économiques liées à la guerre en Ukraine, ne restera probablement pas passive. Elle pourrait s’appuyer sur ses alliés dans la région, notamment l’Iran, ou intensifier son soutien à des factions favorables à ses intérêts, pour empêcher une stabilisation syrienne qui profiterait à l’Occident.
La Libye : un acteur pétrolier clé sous pression
En Libye, riche en réserves de pétrole, l’enjeu est différent. Si le pays parvient à stabiliser sa production, il pourrait redevenir un acteur majeur du marché pétrolier mondial. Toutefois, les conflits internes et les divisions politiques freinent ce potentiel. La reprise des activités par des compagnies occidentales comme ENI et BP illustre l’intérêt de l’Occident à exploiter les ressources libyennes pour réduire davantage sa dépendance énergétique envers la Russie.
Pour Moscou, la stabilisation de la Libye combinée à une reprise des projets énergétiques en Syrie représenterait une double menace. Cela pourrait asphyxier financièrement la Russie, déjà affaiblie par la chute des prix de l’énergie et les restrictions commerciales. Ce scénario expliquerait pourquoi Moscou maintient une stratégie active dans ces deux régions, soit par des alliances militaires comme en Syrie, soit par des soutiens diplomatiques à des factions en Libye, afin de préserver son influence.
La Russie : une réponse inévitable à un risque d’étranglement
La Russie, qui tire une grande partie de ses revenus de ses exportations énergétiques, ne peut se permettre une perte de contrôle dans ces deux zones stratégiques. La perte d’influence en Syrie, couplée à la montée en puissance de la Libye comme exportateur, aurait des conséquences catastrophiques pour son économie. Moscou pourrait alors recourir à plusieurs stratégies : intensification de sa présence militaire en Syrie, pressions diplomatiques sur la Turquie et l’Europe, ou même des perturbations indirectes pour empêcher l’aboutissement des projets énergétiques concurrents.
La déclaration d’Alexandre Douguine sur la “trahison” turque souligne également un basculement dans les relations entre Ankara et Moscou. Si la Turquie continue de renforcer ses liens avec l’Occident, notamment en jouant un rôle clé dans les flux énergétiques, cela pourrait précipiter une réponse agressive de la Russie pour protéger ses intérêts.
Quel impact pour l’Algérie ?
Dans ce contexte, l’Algérie se retrouve dans une position qui pourait etre délicate a moyen et long terme. Bien qu’elle ait profité de l’instabilité en Syrie et en Libye pour consolider sa part de marché en Europe, une stabilisation de ces deux pays pourrait renforcer la concurrence sur le marché européen, notamment avec l’arrivée du gaz qatari via la Syrie et du pétrole libyen. Cette concurrence pourrait réduire les revenus algériens, tout en augmentant la pression sur ses infrastructures et ses capacités de production.
Cependant, l’Algérie pourrait aussi tirer parti de cette situation en renforçant davantage son rôle diplomatique et en continuant à diversifier ses marchés. La modernisation de son secteur énergétique et l’intensification de ses partenariats, notamment avec des acteurs asiatiques, pourraient lui permettre de maintenir une position solide face à ces évolutions.
Ainsi, alors que la Syrie et la Libye se trouvent à des carrefours énergétiques et géopolitiques cruciaux, la Russie pourrait ne pas hésiter à intervenir pour éviter un étranglement financier. L’impact de ces manœuvres sera déterminant pour l’Algérie, qui devra s’adapter à un environnement régional en pleine mutation.
(*) Pour approfondir ces enjeux, vous pouvez consulter les analyses du professeur Kamel Dib :
- أ.د.كمال ديب: السوق العالمية للغاز الطبيعي على موعد مع تغيرات جذرية بعد سقوط دمشق.
Vidéo YouTube - أ.د.كمال ديب: كيف يمكن لليبيا أن تعود لمكانتها في سوق النفط العالمية؟
Vidéo YouTube