Le refus d’admission de la pâte à tartiner algérienne Mordjane en Union européenne, et plus exactement sur le territoire français, est un épisode de plus dans les contentieux économiques entre l’hémisphère nord et sa partie sud, induit par un malentendu et une série de non-dits sur les intentions et attentes des deux parties.
Les causes effectives de cette interdiction varient selon les déclarations, oscillant entre la non-conformité du produit à certaines normes européennes de qualité, et l’absence de l’Algérie dans la liste des pays autorisés à exporter des produits contenant du lait, en raison d’un défaut de traçabilité de ce produit chez nous. Cela soulève néanmoins des questions sur le timing de l’application de ces normes et réglementations, par rapport à d’autres lots du même produit précédemment admis, à moins que ce lot précis soit effectivement non conforme.
La publicité faite au produit des deux côtés de la Méditerranée, et sa récente apparition dans le paysage médiatique français, notamment lors de séances de dégustation et d’appréciation par des journalistes, laissait présager une telle issue.
Cependant, ceci nous ramène à une réflexion approfondie sur l’intégralité des relations économiques entre le nord et le sud, ainsi qu’au piège des accords de libre-échange entre des pays industrialisés et d’autres qui aspirent à le devenir, que ce soit par le biais de ces accords ou sans association avec les marchés cibles.
Dans notre cas précis, l’accord d’association de 2005 est la pierre angulaire de cette relation déséquilibrée, présentée à l’époque comme une opportunité de promouvoir la production nationale et nos produits chez nos partenaires, en contrepartie des mêmes facilités pour les leurs. Après vingt ans de mise en œuvre, force est de constater que les résultats sont à l’exact opposé de ce qui était promis, et reflètent précisément ce qui était prévisible : un affaiblissement des industries locales, confrontées à une concurrence impossible à affronter face à des produits détaxés, plus compétitifs et mieux connus que les nôtres.
Les mesures prises à partir de 2020 pour remédier à cette situation, d’abord par l’introduction de taxes exceptionnelles pour protéger la production nationale via des barrières douanières, puis par des restrictions directes sur certains produits et des licences d’importation pour d’autres, n’ont pas été acceptées par le bloc européen, surtout que l’accord d’association prévoit exactement le contraire.
Une autre mesure que j’ai moi même introduite à travers l’article 49 de la 2020 abroge la règle des 51/49 pour l’investissement productif prevue par la LFC 2009, et la reserve explicitement aux activités de d’achat reventes et d’importation effectuées en territoire Algérien. Cette mesure gêne particulièrement les opérateurs français, qui ont pris des positions de force dans certains segments stratégiques comme les médicaments, l’automobile et l’agroalimentaire, y compris pour des produits d’origine non française. Parmi tous les ambassadeurs reçus, y compris européens, les Français étaient quasiment les seuls à réclamer avec insistance son abrogation, arguant de son caractère prétendument rétroactif, que je ne considère pas comme tel, étant donné que tous les registres, y compris nationaux, avaient été réactualisés et qu’aucune position acquise n’était définitive, faute d’investissements garantis.
Cependant, d’un point de vue juridique, le système des licences d’importation, en plus d’être rédhibitoire et contraire à la concurrence loyale et à la transparence commerciale, va également à l’encontre des accords établis entre nous et l’Union européenne. Il n’est prévu par aucune clause de cet accord, qui repose sur des principes libéraux, et pourrait donc être évoqué dans tout arbitrage comme une entorse à l’accord. Cela contraste avec le DAPS, qui est, lui, prévu dans l’accord sous des conditions précises et négociables.
Il nous sera difficile, dans le cas de ce produit ou d’autres touchés par des mesures de rétorsion, de faire valoir l’accord d’association sans revoir les entorses faites de notre côté à ce même accord. Les seules alternatives possibles sont soit de se plier à leurs arguments juridiques, opposables devant n’importe quelle juridiction aux nôtres, soit de dénoncer purement et simplement ledit accord en vertu de son article 107 (ce qui reste ma position depuis 2005), soit de tergiverser avec eux, comme ils le font avec nous, en demandant une révision qu’ils n’accepteront jamais sur le volet douanier.
En somme, ce problème nous renvoie à l’intégralité de la problématique nord-sud sur le plan économique, ainsi qu’à la courte vue des dirigeants du sud en matière de positionnement à long terme des économies de leurs pays. Cette vision limitée, proche de la cécité à mon avis, fait que certains croient sincèrement, ou par intérêt politicien, que le partenariat entre des fournisseurs traditionnels de matières premières et leurs fournisseurs traditionnels de produits finis pourrait inverser l’équation pour les produits manufacturés, avec la coopération bienveillante des Occidentaux. Ce qui relève du rêve éveillé ou de la complaisance mal inspirée.
Certains pays, souvent cités en exemple pour leur bonne coopération avec les Européens, se retrouvent en fin de parcours avec une balance commerciale déficitaire avec ce partenaire, un endettement massif et une dépendance accrue aux matières premières locales pour espérer rétablir les équilibres financiers. L’Égypte, la Tunisie et le Maroc sont en tête de liste, et ne sont pas endettés par hasard, mais en raison du mirage du fameux “win-win”.
Quant aux investissements européens implantés chez eux, à l’exclusion des compétences et capitaux locaux, les recettes des exportations s’évaporent presque immédiatement en dividendes, fiscalité comprise, en raison des exonérations diverses. Les quelques produits réexportés après assemblage ne sont admis en Europe que parce qu’ils sont européens de fait et de jure.
Pour notre part, bien que nous puissions actuellement profiter de l’embellie des cours du gaz pour tergiverser encore un peu, ils nous attendent au prochain retournement du marché. À ce moment-là, leurs doléances se transformeront en exigences, surtout que 70 % de nos exportations de gaz se font par gazoducs vers l’Europe, et les 30 % restants en GNL, dont une partie vers l’Europe.
Quant à notre compatriote exportateur de ce produit, après avoir révélé que le marché européen est difficile d’accès pour une marque non européenne, contrairement à un label européen même produit ailleurs, s’il souhaite prospérer, le marché national est vaste et le reste du monde encore plus.
Source : Ferhat Ait Ali