Si ce n’est le vrombissement de la locomotive, la gare centrale épouserait le décor d’un roman noir. Le vent souffle sur un quai quasi vide, mécaniciens et contrôleurs préparent le train couchette, à l’arrêt depuis que le pangolin a été mangé à toutes les sauces. L’arrivée à Annaba est prévue aux alentours de 8h. Mieux vaut avoir des reins en acier, la nuit va être mouvementée.
Ce n’est pas l’Orient express qui s’étire lentement au début d’une nuit glaciale et pluvieuse. Aucune boiserie apparente et aucun empoisonnement à la Christie, un bataillon de la Gendarmerie nationale vient d’embarquer pour sécuriser ce serpent des voies. L’intérieur des wagons a été refait à neuf, l’aménagement est plutôt harmonieux. On se croise, on se frotte, on cède le passage dans l’étroit couloir qui ouvre sur les compartiments. Les employés s’activent, l’heure est à la distribution des maigres paquetages pour les passagers de la seconde classe. Une couverture, deux draps jetables et des lingettes parfumées au jasmin. Ceux de la 1re ont, eux, droit à un jus et un croissant fourré au chocolat épais. Visite d’inspection dans les sanitaires, les accessoires en inox brillent de propreté et le resteront jusqu’à la fin du voyage. On sent de la motivation dans les gestes et les déplacements des agents chargés du bien-être des voyageurs, le congé payé par la faute du vilain virus n’a que trop duré. La nuit s’annonce longue et pourtant après un contrôle strict des billets. Chaque voyageur se retire dans sa cabine qui compte six lits, quatre pour les plus riches.
Les wagons de la nuit
Silence de mort dans le wagon quand le train s’enfonce dans la campagne proche d’Alger. Des lumières furtives surgissent dans la nuit et s’éloignent comme le sommeil que nous tentons de rattraper. Il faut le dire, la voie n’est plus adaptée pour la position couchée. Des secousses à l’infini, et cette sensation de glisser du lit quand le train se penche trop et que le conducteur est tenu de réduire la vitesse pour éviter tout déraillement. Ne manquaient que les dernières grosses pluies pour affaisser davantage le ballast. Malgré l’interdiction affichée, les fumeurs tirent sur leurs cigarettes dans les coins des wagons et attendent que le matin pointe. Pas un chat dans le wagon-restaurant, l’agent s’est enfermé dans sa cabine avec la marchandise embarquée à Alger. Lui, par contre, doit dormir profondément tant il s’est habitué aux imperfections d’une voie bien abîmée. D’où ces ralentissements fréquents, voire de courts arrêts dans les terres. Celui de la gare d’Azzaba, de jour, a été long et interminable. Nous aurons tout le temps de nous ravitailler et d’aller chercher un café dans un centre-ville bouillonnant où l’on vend tout et rien aux abords de bâtiments défraîchis et de cafés bondés.
De retour à la gare, on chuchote sur le quai, un départ imminent. Et, surtout, l’évitement d’un incident grave. N’était la vigilance de ce cantonnier en vadrouille sur la voie. Le pire a été évité et le voyage peut reprendre. Nous ne sommes pas à une heure de retard près. Le saint Augustin nous salue déjà du haut de la basilique, majestueuse sur le pic de la colline. Annaba, sa banlieue, ses hangars et la fatigue qui se lit sur les visages des voyageurs, tous cramponnés aux vitres, en attendant d’emprunter le marchepied de la délivrance. Quand nos braves gendarmes regagnent leur brigade, nous, nous sommes en admiration sous les hauts plafonds de la gare. Une véritable galerie d’art. Ils étaient bien inspirés les peintres de l’après-Renaissance.
Depuis le temps que nous ne sommes pas venus dans la capitale de l’Est, nous n’avons pas le souvenir de cette ville devenue poussiéreuse aux abords de sa majestueuse gare. Démographie ascendante et laisser-aller perpétuel seraient-ils, seuls, à l’origine de déperdition esthétique de nos villes ? L’accablant témoignage des anciens ne suffit plus à endiguer le mal dans ce chaotique brouhaha matinal. A l’affiche du cinéma l’Olympia, un direct ! Bilbao joue contre le Real Madrid. Et c’est parti pour un étourdissant tour de la ville, à bord du 4X4 du plus italien des comédiens algériens. Il a fini par quitter la Botte, par rentrer dans sa ville natale et par chausser le mocassin de patron d’un café théâtre, baptisé «La mise en scène». Un premier café sur la corniche, plus paisible, pour remonter le fil de ce projet ambitieux à son initiateur. Fethi Nouri, qui a campé le rôle de Didouche Mourad dans le film «Ben M’hidi» qui attend sa sortie dans les salles, semble moins enthousiaste qu’au début de son aventure en terre bonoise. Fethi n’est pas revenu avec un million d’euros en poche, mais il a dû emprunter à sa banque pour faire grandir son rêve d’enfant. Créer un lieu où il est permis de redonner sens à la culture. Ce matin frais mais ensoleillé, le café est plutôt amer dans la bouche de Fethi Nouri. Son affaire n’est plus rentable et les dettes de plus en plus difficiles à rembourser. Mettre la clé sous la porte et déserter «La mise en scène», c’est tuer la culture dans une ville qui regarde ailleurs, vers les commerces du cours de la Révolution. Tout le paradoxe qui déchire ce comédien convaincu. Partir, c’est abandonner lâchement des jeunes qui n’ont que cet endroit pour s’exprimer par le chant, la musique, le théâtre ou encore le cinéma.
Ne jamais se départir de ses rêves
Il est temps d’aller voir à quoi ressemble cette «Mise en scène», domicilié au quartier des Jasmins. Ou plus justement au milieu d’un amas d’immeubles en construction. La façade du café contredit tout le chaos urbanistique ambiant. D’inspiration italienne, elle sort nettement du lot des supérettes adjacentes. Fethi Nouri est fier de pousser la porte et de nous faire découvrir l’intérieur de cet établissement unique dans la ville du chardonneret, une véritable religion pour les Bonois. La finesse du mobilier n’est autre que le reflet de celle du patron Nouri. L’élégance dans le moindre recoin de cette salle qui respire autre chose que le déni de culture qui rôde presque partout. «La mise en scène» est encore vide, mais des instruments de musique posés sur scène annoncent déjà les vibrations à venir. Derrière le comptoir, une jeune serveuse, au sourire gracieux et au geste précis, termine la mise en place. Le patron est exigeant. Compte peu le genre, la culture doit rayonner même sur les verres.
Les préparatifs vont bon train pour le concert, le temps d’un déjeuner en mer. Sur la corniche, plus précisément, où les navires mouillent au large et tiennent en encre le rêve des jeunes Bonois, conquis par l’idée folle de rejoindre l’Italie à la nage. Seront-ils parmi nous cet après-midi de musique à «La mise en scène» pour partager le rêve d’une Algérie qui chante, qui danse, qui crie des poèmes et qui bat les planches ? On ne le saura pas avant le début du concert du groupe «El Garage». C’est dans la salle familiale d’un restaurant, tenu par des fils de famille, que nous goûtons aux plaisirs de la mer, sur la braise. Aussi, du mojito, sans alcool, pour raconter Annaba, son passé et son présent. Derrière les murs du théâtre, Mounir gère trois magasins d’habillement. Même effet dévastateur, le
coronavirus et la cherté des loyers frappent d’une même manière. Si notre ami gérant commence à peine à sortir la tête de ses stocks de vêtements, Fethi Nouri, lui, ne voit pas comment il peut s’en sortir. La culture ne rapporte plus, et ce ne sont pas les consommations sur place qui vont l’aider à rembourser sa dette Anem.
L’Etat peut toujours effacer son ardoise mais pas son rêve de comédien-patron. «La mise en scène» pourrait déménager dans les mois qui viennent, vers Alger, mais on sent de l’hésitation, voire de la peur, chez l’enfant d’Annaba. La peur de s’endetter encore une fois ? Non, c’est celui de partir et de laisser derrière lui une nuée de jeunes sans ce lieu, devenu par la force des choses un repère culturel sans aucun autre détour possible. Leurs rires, leurs échanges et leur espoir s’entendent au loin. Ils sont venus, ils sont tous là. Les invités, bien sûr, mais également les membres du groupe «El Garage», au complet pour le concert. Ils sont jeunes, ils sont frais et respirent la vie à pleins poumons. Comme le patron n’a pas prévu de billetterie, ils n’espèrent pas un maigre cachet mais espèrent surtout enflammer la scène et ravir un public qui a déjà pris place à l’intérieur d’une salle bondée.
Du chiche et du pois-chiche pour entamer un récital dédié à la jeunesse qui songe à des lendemains meilleurs. Fethi Nouri a l’œil partout et partage, en fredonnant, leur rêve de voir «La mise en scène» toujours vivante, la porte grande ouverte. Le percussionniste le fait savoir avec ses mains endiablées et fait résonner la salle jusqu’à ce que l’écho traverse les murs. Dehors, un tout autre monde qui ne semble pas être le leur. Celui du commerce, de l’argent, de la consommation à outrance, à l’exception de la culture sous tous ses fils de guitare. Maintenant qu’«El Garage» s’est entièrement imbriqué dans «La mise en scène», nous préférons rester cloîtrer à l’intérieur de ses murs double. Le public est en extase devant la voix rebelle du leader de ce groupe qui tourne en dérision la morosité d’un quotidien trop fait à son goût.
Ce n’est qu’à la tombée de la nuit que le concert prend fin. Comme ils en veulent encore, les jeunes peinent à se détacher de la façade de «La mise en scène». Ils échangent autour du concert mais aussi au sujet des petites choses de la vie. Le vacarme, aux sonorités aiguës et survoltées, ne semble pas plaire au voisinage. Pourtant, on est bien loin de l’heure de délit d’un tapage de nuit caractérisé. Les jeunes s’en vont tout comme nous. Le train de nuit, à destination d’Alger, est prévu à 19h45. Fouille minutieuse des bagages et retrait des pièces d’identité de tous les voyageurs, le temps d’une vérification. Nous saluons le patron de «La mise en scène», pas encore décidé à échanger son Nespresso, en si agréable compagnie du saint Augustin.
Contrairement à l’aller, les couchettes sont bondées et l’encombrement dans les couloirs est plus dense. La reprise tient son pari, la nuit va être aussi longue que la précédente. Surtout froide à l’approche des Hauts-Plateaux. Agatha Christie peut tenir son imaginaire à distance de ce train qui file droit dans la nuit. Jusqu’à la gare d’Oued Smar, aux portes d’Alger. Le train s’immobilise pour une raison que nulle n’attendait. Aucun déboulonnage sur la voie, comme à Azzaba, et nul croisement prévu. Sans préavis, les cheminots se sont mis en grève. Une revendication sociale particulière ? Deux jours de retard dans le versement de leurs salaires. De retour d’un congé spécial payé durant des mois, les cheminots ne semblent pas près de se laisser marcher sur leur corps défendant. Nous choisissons de claquer la porte au nez des négociateurs et de rejoindre Alger autrement.
Anis Djaad
horizons.dz