Alors que les tensions géopolitiques remodèlent l’ordre économique mondial, les instruments de règlement internationaux ne sont plus de simples outils techniques : ils deviennent des leviers de souveraineté. Entre la prédominance historique du réseau SWIFT, l’émergence du système chinois CIPS, et les expérimentations croissantes autour des monnaies numériques de banque centrale, les marges de manœuvre des pays émergents se redéfinissent. Dans ce contexte, l’Algérie, riche en réserves de change et soucieuse de préserver son autonomie stratégique, gagnerait à explorer de nouvelles configurations. Le développement d’un eDinar et l’étude des canaux alternatifs de règlement ne relèvent plus de la spéculation, mais d’une prospective nécessaire.
Le yuan numérique et l’opportunité d’une transition réfléchie pour l’Algérie?
La Chine avance progressivement mais sûrement vers la redéfinition de son rôle dans le système monétaire international, notamment à travers l’introduction du yuan numérique (e-CNY). Déjà testé dans des transactions transfrontalières avec plusieurs pays asiatiques et du Moyen-Orient, ce nouvel outil financier permet des règlements en quelques secondes, là où les systèmes traditionnels exigent encore plusieurs jours, tout en réduisant sensiblement les coûts de transaction.
Dans ce contexte, il est légitime de s’interroger sur la manière dont des pays comme l’Algérie, en quête de diversification économique et de renforcement de leur souveraineté financière, pourraient évaluer l’intérêt stratégique et technique de cette nouvelle infrastructure.
Une architecture qui modifie les équilibres
Le yuan numérique fonctionne sur une technologie de registre distribué (DLT), qui permet à la fois la rapidité des paiements, la transparence des flux et l’intégration de mécanismes de contrôle (conformité, traçabilité, lutte contre le blanchiment). En s’appuyant sur ce réseau, la Chine propose une alternative concrète au réseau SWIFT, qui reste jusqu’à présent prédominant dans les transactions internationales mais exposé à des logiques géopolitiques parfois extraterritoriales.
Pour un pays comme l’Algérie, qui s’efforce d’adopter une politique étrangère non-alignée et indépendante, l’existence d’un canal de règlement alternatif — fonctionnel, stable, et potentiellement interopérable — constitue un développement structurel à ne pas négliger.
🏦 SWIFT vs CIPS : Comparatif des Systèmes de Paiement Internationaux
Caractéristique | SWIFT | CIPS |
---|---|---|
Fonction principale | Système de messagerie sécurisé pour les instructions de paiement. | Système de compensation et de règlement des paiements en RMB. |
Année de création | 1977 | 2015 |
Portée géographique | Plus de 11 000 institutions dans plus de 200 pays. | Environ 1 280 institutions dans 103 pays. |
Devise principale | Multidevise (USD, EUR, GBP, etc.). | Principalement le yuan (RMB). |
Type de service | Messagerie uniquement (ne traite pas les paiements). | Messagerie et règlement des paiements. |
Propriété | Coopérative détenue par ses membres (principalement occidentaux). | Supervisé par la Banque populaire de Chine. |
Utilisation dans les sanctions | Peut être utilisé pour imposer des sanctions financières. | Offre une alternative en cas de sanctions occidentales. |
Réserves de change et dépendance au dollar : une question de prudence
Pendant des décennies, la gestion des réserves de change algériennes a reposé principalement sur des actifs en dollars américains, notamment pour des raisons de liquidité, de profondeur de marché, et d’absence d’alternative viable. Ce choix était tout à fait compréhensible à une époque où le système financier international reposait sur un nombre limité de piliers dominants.
Cependant, l’expérience récente de plusieurs pays a mis en lumière les limites de cette configuration. On parle désormais de la “weaponisation” du dollar, c’est-à-dire l’utilisation du dollar comme outil d’influence politique, avec des effets économiques directs. Le gel des réserves russes en 2022, l’exclusion de l’Iran du réseau SWIFT, ou encore les restrictions financières secondaires imposées à des banques de pays tiers en lien avec des partenaires sous sanctions, sont autant d’illustrations de cette tendance.
Face à cela, certains pays ont commencé à chercher des alternatives techniques plutôt que monétaires. C’est notamment le cas du système CIPS (Cross-Border Interbank Payment System), mis en place par la Chine, qui permet de traiter des transactions transfrontalières en yuan mais aussi dans d’autres devises, via un réseau parallèle à SWIFT, mais interconnectable. CIPS ne repose pas sur une logique d’exclusivité monétaire mais sur une infrastructure de paiement plus diversifiée, plus résiliente et moins exposée à des décisions unilatérales.
Ce système compte aujourd’hui plus de 150 institutions financières participantes dans une cinquantaine de pays, dont des banques européennes comme BNP Paribas, Deutsche Bank, HSBC, Standard Chartered, ou encore des institutions russes, asiatiques, africaines et sud-américaines. En 2023, le volume des transactions traitées par CIPS dépassait 90.9 trillions de yuans, marquant une adoption croissante sans qu’il y ait nécessairement une bascule intégrale vers la monnaie chinoise.
Dans ce cadre, l’Algérie pourrait envisager d’étudier l’intégration technique de certaines de ses institutions à cette infrastructure, dans une logique de diversification prudente. Il ne s’agirait pas de transférer la dépendance du dollar vers le yuan, mais plutôt de s’assurer une capacité d’action élargie en cas de turbulences sur les canaux de règlement traditionnels.
Cette approche technique, adossée à une analyse de risques géopolitiques et systémiques, permettrait de préserver la cohérence de la stratégie monétaire algérienne tout en ouvrant des marges de manœuvre nouvelles.
Vers un eDZD complémentaire et interopérable ?
Dans le prolongement de cette réflexion, il paraît pertinent d’ouvrir le débat sur la création éventuelle d’un dinar numérique algérien (eDZD). Plusieurs banques centrales dans le monde étudient ou expérimentent déjà des monnaies numériques souveraines (MNBC), avec des objectifs variés : sécurisation des paiements, modernisation des infrastructures, inclusion financière, ou encore réduction des coûts d’intermédiation.
Un eDZD, correctement encadré et introduit progressivement, pourrait constituer un levier de modernisation interne, mais aussi un outil de connexion à des plateformes internationales émergentes comme celle de la Chine. L’hypothèse d’une interopérabilité eDZD–eCNY, notamment dans le cadre de règlements commerciaux bilatéraux, n’a rien d’utopique. Elle s’inscrirait dans une logique de coopération Sud-Sud, avec un potentiel de stabilisation et d’autonomisation monétaire à moyen terme.
Dans cette perspective, il serait également pertinent d’explorer l’accès à d’autres infrastructures de paiement alternatives, telles que le système russe SPFS ou les projets en cours au sein des BRICS visant à développer un réseau de compensation dédié. Ces systèmes reposent généralement sur une philosophie de coopération multipolaire, avec des principes de fonctionnement fondés sur le volume réel des échanges commerciaux et le refus de la centralisation monétaire autour du dollar. L’Algérie, qui entretient des liens économiques croissants avec la Russie, la Chine, l’Inde ou le Brésil, pourrait ainsi s’intégrer à des architectures plus représentatives de ses partenaires commerciaux, tout en renforçant sa marge de manœuvre dans un contexte de dédollarisation progressive.
Observer, Expérimenter, Anticiper
Le yuan numérique n’est plus un projet théorique. Il s’insère progressivement dans les pratiques commerciales internationales, avec des résultats concrets en matière de rapidité, de coût et de sécurité. Pour l’Algérie, l’intérêt de suivre de près ces évolutions ne relève pas d’un choix idéologique, mais d’un calcul rationnel, ancré dans une stratégie de résilience et de diversification.
Plutôt que de rester spectatrice d’une transformation en cours, l’Algérie pourrait envisager des projets pilotes ciblés, notamment dans le commerce bilatéral avec la Chine, tout en réfléchissant à la mise en place de ses propres instruments numériques. Une telle approche permettrait au pays de préserver sa marge de manœuvre, tout en se préparant aux mutations structurelles du système monétaire international.
Une stratégie de prudence active, basée sur l’observation éclairée et l’expérimentation maîtrisée, pourrait s’avérer payante dans les années à venir.
Hope&ChaDia