Cette évolution intervient seulement quelques semaines après que la France a officiellement reconnu la « marocanité » du Sahara occidental, une position que Rabat considérait comme un atout stratégique dans ses relations avec Paris.
Depuis des décennies, le marché marocain des céréales était considéré comme un bastion traditionnel de la France, alimenté par des liens historiques et économiques profonds entre Rabat et Paris. Cependant, un nouveau chapitre s’écrit dans cette relation avec l’entrée fracassante de la Russie dans ce secteur stratégique.
En 2024, la Russie a exporté environ 700 000 tonnes de blé vers le Maroc dès le mois de septembre, représentant environ 70 % des importations marocaines de blé. La France, quant à elle, n’a exporté que 300 000 tonnes, soit une part bien plus réduite de 30 %. Cette situation marque un tournant historique, car jamais auparavant la Russie n’avait surpassé la France de manière aussi nette sur ce marché.
Une réorganisation des échanges céréaliers
La domination française sur le marché marocain reposait sur des décennies d’accords commerciaux et de fidélité entre le Royaume chérifien et la France. Cette dynamique est désormais fragilisée par plusieurs facteurs. D’une part, la production de blé en France a connu une année catastrophique, avec des récoltes estimées à seulement 26,3 millions de tonnes, un niveau jamais vu depuis 40 ans.
En outre, la qualité du blé français a été remise en question, avec une part significative jugée impropre à la consommation par le président du syndicat des agriculteurs français. Cette situation a poussé plusieurs pays importateurs, notamment l’Algérie et le Maroc, à chercher des alternatives. L’Algérie a par exemple diversifié ses fournisseurs de blé ces dernières années, réduisant considérablement sa dépendance à la France.
Pour le Maroc, le besoin en importations s’accentue également à cause des conditions climatiques difficiles. En 2024, le pays n’a produit que 3,3 millions de tonnes de céréales, soit environ un tiers de ses besoins annuels, estimés à 7,5 millions de tonnes pour la campagne 2024-2025.
La stratégie russe : qualité, abondance et prix compétitifs
La montée en puissance de la Russie sur le marché marocain ne relève pas du hasard. Avec une production annuelle de 85 millions de tonnes de blé, la Russie s’impose comme un acteur incontournable du commerce mondial des céréales. Son succès repose sur plusieurs atouts majeurs :
- Des volumes massifs de production, garantissant un approvisionnement stable.
- Des prix compétitifs, qui défient les offres françaises et européennes.
- Une qualité reconnue, répondant aux besoins des marchés internationaux.
En ciblant le Maroc, la Russie cherche non seulement à renforcer sa présence en Afrique du Nord, mais aussi à affaiblir la position stratégique de la France dans une région historiquement sous son influence.
Conséquences pour la France et le Maroc
Pour la France, cette perte de parts de marché est un coup dur. Les exportations françaises de blé vers le Maroc pourraient chuter de près de 54 % en 2024, passant de 2,8 millions de tonnes à environ 1,5 million de tonnes. Ce déclin reflète non seulement une baisse de la compétitivité française, mais aussi l’impact des tensions géopolitiques entre Paris et Moscou.
Du côté marocain, l’arrivée massive du blé russe ouvre de nouvelles perspectives. Toutefois, elle souligne également la dépendance croissante du pays à l’importation de céréales, une vulnérabilité exacerbée par les effets du changement climatique sur l’agriculture locale. Avec une consommation moyenne annuelle de 288 kilogrammes de blé par habitant, le Maroc reste l’un des plus grands consommateurs de céréales au monde.
Un ajustement stratégique ou une simple coïncidence ?
Ce revirement marocain, où la Russie s’impose sur le marché des céréales aux dépens de la France, soulève de nombreuses interrogations. Cette évolution intervient seulement quelques semaines après que la France a officiellement reconnu la « marocanité » du Sahara occidental, une position que Rabat considérait comme un atout stratégique dans ses relations avec Paris.
Cependant, cet alignement politique semble ne pas avoir suffi à garantir la fidélité économique du Maroc envers son partenaire historique. Est-ce là un signe que le « bateau » du Makhzen ajuste ses voiles aux vents tournants d’une géopolitique mondiale en mutation ? La quête de diversification des partenaires commerciaux, combinée à une volonté de tirer parti des meilleures offres disponibles, traduit-elle une politique plus pragmatique que fidèle ?
Cette stratégie pourrait également s’inscrire dans une tentative plus large du Maroc de redéfinir son positionnement sur l’échiquier international. Entre l’influence montante de la Russie, la présence économique croissante de la Chine, et une Europe en perte de vitesse, Rabat semble réévaluer ses alliances traditionnelles. La question reste ouverte : la France peut-elle encore compter sur le Maroc comme un allié économique et politique privilégié, ou s’agit-il d’un changement de paradigme plus profond ?
Perspectives
Le repositionnement de la Russie sur le marché marocain illustre une évolution des rapports de force géopolitiques et économiques. Si cette tendance se confirme, elle pourrait durablement redessiner la carte des échanges céréaliers en Afrique du Nord.
Cette guerre économique souligne aussi l’importance pour le Maroc de diversifier ses partenaires commerciaux tout en renforçant sa sécurité alimentaire. Les défis liés au climat et à la production agricole nationale imposent une réflexion stratégique pour limiter la dépendance aux importations, qu’elles proviennent de la Russie ou d’autres acteurs.
Rédigé par Hope&Chadia