Sourire gêné, regard baissé, cette femme musulmane applaudit tandis que deux Européennes lui ôtent son haïk, le grand voile traditionnel blanc recouvrant les femmes au Maghreb. Les youyous traditionnels retentissent, la foule est ravie, les photographes capturent la scène. Cette mise en scène, orchestrée par les militaires français du 5ème bureau, spécialistes de la guerre psychologique, symbolise une stratégie de contrôle et de manipulation.
Le Contexte Historique
Depuis l’arrivée des Français en Algérie en 1830, le voile des femmes musulmanes fascine et intrigue. Les artistes européens nourrissent des fantasmes sexuels en représentant ces femmes à demi dévoilées ou à peine habillées. Pour d’autres, le voile symbolise l’inaccessibilité de la culture musulmane. Le général Eugène Daumas, notable pour son rôle dans la colonisation de l’Algérie, préconisait de “déchirer le voile qui les recouvre” pour mieux contrôler la population locale. Le voile, perçu comme une barrière, est également vu comme un symbole de soumission des femmes musulmanes au patriarcat et à des règles jugées archaïques.
L’Émancipation Stratégique
Le 1er novembre 1954, la Toussaint rouge marque le début de la guerre d’indépendance algérienne. Des attentats éclatent dans plusieurs endroits du territoire, plongeant le pays dans une série de conflits sanglants. Les militaires français découvrent rapidement que les rangs de la rébellion incluent des femmes, souvent voilées, qui jouent un rôle actif au sein de l’ALN (Armée de Libération Nationale). Ces femmes ne se contentent pas de soutenir moralement les combattants; elles participent également aux opérations militaires et aux activités de renseignement.
Face à cette menace, l’administration et l’armée françaises réagissent en lançant des initiatives pour « émanciper » les femmes musulmanes, avec l’objectif caché de gagner la guerre des cœurs et des esprits. À partir de 1956, les EMSI (Équipes mobiles de soins infirmiers) sont déployées. Ces équipes, composées d’infirmières et d’assistantes sociales européennes et musulmanes, se déplacent dans les campagnes pour offrir des soins médicaux et des services sociaux aux femmes musulmanes, les sauvant prétendument des traditions locales oppressives, de l’islam et de la pauvreté.
Le Mouvement de ”Solidarité” Féminine
En mai 1958, les épouses des généraux Raoul Salan et Jacques Massu, figures emblématiques de l’armée française en Algérie, prennent une initiative audacieuse pour influencer l’opinion publique et renforcer le soutien à la présence française. Soutenues par leurs maris, Lucienne Salan et Edwige Massu fondent le Mouvement de Solidarité Féminine. Ce mouvement vise à organiser des cercles d’apprentissage pour les femmes musulmanes, où elles apprennent la couture, la lecture, l’écriture et même la cuisine européenne. L’objectif est de les « moderniser » et de les intégrer à la société coloniale française.
Lucienne Salan et Edwige Massu utilisent leur influence pour rassembler des milliers de femmes dans ces cercles, les encourageant à adopter des pratiques occidentales et à se libérer des contraintes traditionnelles. Elles sont souvent vues dans les médias, promouvant les avantages de l’émancipation et la solidarité féminine, tout en servant les objectifs militaires et politiques de leurs maris.
La Propagande et le 5ème Bureau
Le 5ème Bureau, spécialiste de l’action psychologique, orchestre des séances publiques de dévoilement. La première a lieu le 17 mai 1958 à Alger, près de l’immeuble du gouvernement général. Des jeunes musulmanes retirent et brûlent leur voile devant une foule applaudissant. Ces séances se multiplient à travers l’Algérie, mettant en scène des femmes incitées à briser leurs chaînes et à rejoindre une société française prétendument libératrice.
Le 18 mai 1958, dans les quartiers pauvres d’Alger, des femmes retirent leur haïk et leur hajar (le voile qui recouvre le visage). Elles appartiennent au Mouvement de Solidarité Féminine mais sont manipulées par le 5ème Bureau. L’une de ces femmes s’adresse à la foule en affirmant que leurs vêtements traditionnels les éloignent de leurs « sœurs françaises de religion différente ».
Les Répercussions Sociales et Politiques
Ces mesures d’émancipation, bien que spectaculaires, arrivent trop tard et bénéficient principalement aux femmes musulmanes les plus riches et citadines. Le traité signé en 1830 entre la France et le souverain algérien garantissait que la France ne toucherait ni à la religion ni aux lois régissant la vie familiale des populations locales. Cela inclut des aspects comme la filiation, le mariage, la répudiation, la propriété et l’héritage. Ces réformes, appliquées dans l’urgence d’une guerre dévastatrice, ne peuvent plus rien changer à la situation. La guerre s’enlise, et la France commence à perdre le contrôle.
Le Cas de Monique Améziane
Le 28 mai 1958 à Constantine, Monique Améziane, une jeune lycéenne de 17 ans, se dévoile publiquement. Bien qu’elle n’ait jamais porté de voile, elle en porte un ce jour-là sous la pression des militaires qui retiennent son demi-frère Mouloud, lié au FLN. En échange de sa libération, Monique est contrainte de lire un discours contre le voile et de l’ôter publiquement. Cette scène est un exemple poignant de la manipulation et de la coercition exercées par le 5ème Bureau.
La Campagne de Propagande
Pour s’assurer que le message passe bien, le 5ème Bureau utilise des affiches de propagande incitant les femmes au dévoilement. Des films montrent comment les femmes peuvent bénéficier, pour elles-mêmes et leurs enfants, en choisissant l’Algérie française plutôt que l’Algérie du FLN. Le message est clair : Musulmanes, votez oui au référendum de septembre 1958 pour que l’Algérie reste française.
Les Mesures Législatives
En 1959, une réforme du mariage est introduite, encadrant la répudiation par décision judiciaire, fixant l’âge minimum du mariage des filles à 15 ans et nécessitant le consentement des futurs époux. Bien que ces mesures soient présentées comme des avancées pour les droits des femmes, elles arrivent trop tard pour avoir un impact significatif sur la majorité des femmes algériennes, maintenues dans un statut d’infériorité par le régime colonial depuis des décennies.
La Fin de la Guerre
La France perd la main et l’Algérie obtient son indépendance le 18 mars 1962. Les séances publiques de dévoilement et les campagnes de propagande du 5ème Bureau n’ont pas réussi à enrayer le mouvement indépendantiste. La guerre psychologique et la manipulation sociale orchestrées par les colonisateurs se révèlent insuffisantes face à la détermination des Algériens à obtenir leur liberté.
Le travail du 5ème Bureau, à travers le dévoilement des femmes musulmanes, illustre une tentative de manipulation et de contrôle social sous couvert d’émancipation. Ce chapitre sombre de l’histoire algérienne montre comment la guerre psychologique et la propagande ont été utilisées pour maintenir une domination coloniale vacillante. Aujourd’hui, ces images et ces récits demeurent des témoignages poignants de la lutte pour l’indépendance et de la complexité des dynamiques de pouvoir en jeu.
Pour découvrir d’autres images tournées par l’armée française, vous pouvez vous rendre sur la chaîne YouTube de l’ECPAD ou sur son site Internet. Nous vous avons mis les liens sous la vidéo. Vous y trouverez également des titres de livres pour en apprendre plus sur la guerre d’Algérie, ainsi que quatre films de fiction sur ce conflit : L’ennemi intime de Florent Siri, R.A.S. d’Yves Boisset, Avoir 20 ans dans les Aurès de René Vautier, et La bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo.
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