Le calendrier de l’histoire algérienne est ponctué de dates qui ne passent pas. Le 19 mai est de celles qui font trace : deux événements, à vingt ans d’écart, qui dessinent un fil invisible entre générations — celui de la conscience nationale et de l’engagement éclairé. Le 19 mai 1936, s’éteignait à Damas l’émir Khaled, petit-fils d’Abd el-Kader, pionnier du nationalisme réformiste. Le 19 mai 1956, les étudiants algériens quittaient les bancs de l’université pour rejoindre la Révolution.
Deux gestes. Deux ruptures. Une même fidélité.
L’émir Khaled : l’élégance du combat politique
Khaled Ben Hachemi n’était pas un tribun populiste. Il était un homme de principes, élevé dans l’idée que la dignité n’est pas négociable. Engagé volontaire en 1914, officier médaillé, il revient du front meurtri mais lucide : la République pour laquelle il a combattu n’a rien d’universel pour les indigènes d’Algérie.
De 1919 à 1923, à la tête de ce qu’on appellera le “khalédisme”, il cristallise les premières revendications politiques algériennes modernes. Ses combats ? L’égalité juridique entre Algériens et Français, la suppression du Code de l’indigénat, la liberté de la presse, l’instruction pour tous. Dans ses lettres et interventions publiques, il pose une idée fondatrice : “Le peuple algérien ne se laissera pas éternellement gouverner sans son consentement.” (voir Mohamed Harbi, Le FLN : mirage et réalité).
Ses discours, son style, ses valeurs inspirent des générations. En 1920 déjà, il déclarait à Paris : “Ce que nous voulons, ce n’est pas la faveur, c’est la justice.”
Mais ses idées font peur. Il est exilé en 1924. Il meurt à Damas en 1936, dans l’anonymat forcé de l’exil, sans jamais renier ni sa foi musulmane, ni son héritage politique, ni son appartenance à la nation algérienne. Mostefa Lacheraf dira plus tard que l’émir Khaled fut « le premier à parler un langage moderne et cohérent en faveur des droits politiques des Algériens ». (L’Algérie, nation et société).
Exilé par les autorités françaises en 1924 du fait de son influence grandissante, l’émir Khaled continue depuis l’étranger à défendre la cause de son peuple par la plume et le verbe, adressant par exemple une fameuse lettre au président des États-Unis Woodrow Wilson en 1919 pour plaider la cause algérienne.
Une lettre pour la justice : l’appel silencieux de l’Émir Khaled à Woodrow Wilson
En 1919, lors de la Conférence de paix de Paris, alors que le président américain Woodrow Wilson énonce ses célèbres « 14 points » pour un nouvel ordre mondial fondé sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, l’Émir Khaled y voit une occasion historique pour faire entendre la voix de l’Algérie opprimée.
Il lui adresse une longue lettre, détaillée, vibrante de dignité, dénonçant l’injustice coloniale, l’exploitation des terres, la destruction des biens Habous, la conscription forcée, l’exclusion scolaire et la misère généralisée des indigènes.
Il y écrit notamment :
« En vaincus résignés, nous avons supporté tous ces malheurs en espérant des jours meilleurs. (…) Nous venons faire appel aux nobles sentiments du président de la libre Amérique. (…) Cette requête est faite pour attirer votre bienveillante attention sur notre situation de parias. »Le président Wilson ne répondra jamais.
Mais cette lettre, oubliée par les grandes puissances, continue de résonner comme l’un des premiers actes de diplomatie nationale algérienne. Elle témoigne d’une lucidité politique rare, et d’un nationalisme ancré dans la parole juste, la non-violence et le droit.
Elle est, aujourd’hui encore, un texte fondateur de la mémoire politique algérienne.
1956 : les étudiants entrent dans la lutte
Vingt ans plus tard, le 19 mai 1956, l’héritage prend chair. L’Union générale des étudiants musulmans algériens (UGEMA), fondée quelques mois plus tôt, appelle à la grève : il s’agit de quitter les universités, de renoncer aux diplômes, pour rejoindre la lutte armée. C’est un tournant.
Abane Ramdane, dans une note interne au FLN, souligne l’importance stratégique de ce ralliement : « Les étudiants donnent un visage nouveau à la Révolution : celui de la nation tout entière. » (Écrits politiques). Le combat n’est plus rural, il devient total.
Dans une lettre ouverte restée célèbre, un étudiant déclare : “Nous avons choisi de ne pas servir un système qui opprime notre peuple. Mieux vaut mourir libres que vivre diplômés sous l’humiliation.”
Ce jour-là, dans tout le pays et à l’étranger, des centaines de jeunes algériens ferment leurs cahiers. Ils rejoignent les maquis, deviennent agents de liaison, enseignants dans les zones libérées, médecins de fortune, diplomates en exil. Ali Haroun, qui rejoindra plus tard le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), racontera dans La Septième Wilaya : « Nous avons tout laissé. Nous n’avons jamais regretté. »
Une même promesse : dignité, conscience, jeunesse
Ce n’est pas un hasard si ces deux gestes — l’un politique, l’autre armé — portent la même date. Le 19 mai devient une mémoire vive, un rendez-vous générationnel avec l’histoire.
L’émir Khaled est mort pour ses idées. Les étudiants de 1956 ont vécu pour elles. Tous ont porté, à leur manière, une même certitude : l’Algérie n’était pas une affaire de soumission, mais une promesse d’émancipation.
À nos yeux, le 19 mai est plus qu’une commémoration. C’est un appel à transmettre l’exigence d’intelligence dans le combat, le refus des facilités, l’amour lucide du pays. Les étudiants de 1956 n’étaient pas dupes. Ils savaient qu’ils quittaient le confort pour la tourmente. Mais ils l’ont fait — parce qu’ils croyaient en une autre Algérie. Une Algérie libre, juste, habitée par ses enfants, et non possédée par un empire lointain.
Lacheraf, encore lui, notait en 1965 : « Le mérite des étudiants du 19 mai 1956, c’est d’avoir joint le verbe à l’acte, l’idéal au sacrifice. »
Aujourd’hui : le flambeau, encore
Aux étudiantes, aux étudiants d’aujourd’hui : le 19 mai vous regarde. Il ne vous dit pas de faire la guerre. Il ne vous dit pas de fuir les études. Il vous rappelle, doucement mais fermement, que votre savoir a une responsabilité. Que vos privilèges de formation doivent se convertir en devoirs de transmission, de critique, de construction.
L’Algérie d’aujourd’hui a besoin d’intelligence et de courage — deux ressources abondantes chez sa jeunesse. Ceux d’hier ont posé les fondations. Ceux d’aujourd’hui doivent élever les étages.
La mémoire du 19 mai ne se fige pas dans les slogans. Elle vit quand on refuse le silence face à l’injustice. Elle respire quand une étudiante ose proposer une alternative. Elle s’honore quand un étudiant refuse de brader ses valeurs.
L’émir Khaled écrivait en 1923 : « Ce qui se construit sur la peur ne dure pas. Ce qui se construit sur la justice est éternel. »
Alors à nous, jeunesse algérienne, de faire vivre cet héritage. Non comme un fardeau, mais comme une boussole. Le monde change, les batailles aussi. Mais la dignité, elle, ne change pas.
Elle se transmet.
Hope&ChaDia