La forme poétique en usage en Andalousie était la Qacida, d’origine orientale, jusqu’au jour où Mouqaddam Ibn Mou’affa El Qabri de Cabra décide de s’affranchir de cette structure poétique classique à partir du neuvième siècle en inventant le Mouwachah, littéralement l’enjolivé. Un terme emprunté du « Ouichah », autrement dit la ceinture enrichie de pierreries ou alors de « Ouch’h », c’est à dire tout ce qui ceint tels que collier, cordon, bandoulière, écharpe ou ruban… Le Mouwachah au singulier, Mouwachahate au pluriel, est donc tout ce qui est orné, enjolivé.
Par M.C.BELAMINE
Le Mouwachah, autrement dit cette poésie enjolivée, ne respectera plus les structures classiques de la Qacida, à base de poésie monorimique à mètre unique. Rimes (qafiya) et mètres (bahr) alterneront et supplanteront définitivement la Qacida au douzième siècle. Les plus grands noms de la poésie andalouse succéderont alors à Ibn Mou’affa El Qabri dont Ibn Baqi (mort en 1145), ou alors le célèbre philosophe, médecin, astronome et musicien Ibn Badja (l’Avempace des latins, mort en 1139) et autres El A’ama Ettoutili (l’aveugle de Tolède, mort en 1126).
Le Mouwachah est introduit au Maghreb, d’abord à Fès, par l’andalou Ibn ‘Oumayr, auteur de nombreux poèmes Mouwachah, pour ensuite être transmis à Tlemcen par Ali Ibn El Mouadhan avant de se répandre progressivement dans la région et toutes les villes du Maghreb.
La structure musicale classique, dite arabo-andalouse, se compose sur le plan poétique du Mouwachah (le genre enjolivé) et du Zadjel (le genre lyrique) dont la poésie est d’expression dialectale andalouse. Si sur le plan technique le Mouwachah et le Zadjel sont quasiment semblable, ils se démarquent du fait que le premier a conservé l’arabe classique comme mode d’expression, tandis que le Zadjel s’est popularisé; peut-être était-il destiné aux populations extérieures aux cours royales et de condition et de culture plus modestes.
Les thèmes de la poésie arabo-andalouse sont ceux d’une culture citadine raffinée, à l’image de la vie en Andalousie. Ils s’inspirent également très souvent de la philosophie soufie, notamment lorsqu’il est question d’ivresse de l’amour divin. Mais la poésie chantée traite aussi bien de la nature et de l’amour courtois, que de l’exil et de la nostalgie. Cette poésie courtoise qui a justement influencé toute la poésie des troubadours de l’époque médiévale, puis toute la littérature européenne, à nos jours[1].
Sur le plan mélodique, cette musique se présente sous forme de chapitres indépendants les uns des autres. Elle est scindée en noubas. Un terme qui, en arabe, renvoie à l’idée d’alternance, comme les heures de la journée qui alternent les unes après les autres, dans un cycle renouvelé. « Naouaba » signifie justement alterna. Vingt quatre noubas composaient, dit-on, le répertoire entier. L’école algérienne n’en a conservé que quinze dont douze dans leur intégralité.
La Nouba est une forme musicale savante qui est constituée d’une suite de pièces vocales et instrumentales dont le rythme commence par un temps lent, le « M’saddar », pour s’accélérer progressivement jusqu’à la pièce finale, le « Khlass », qui se termine sur un air léger et dansant, ensorcelant l’auditoire en un rythme qui le pénètre dans une atmosphère festive.
La suite algérienne[2] comprend la Touchia, introduction instrumentale, une pièce exécutée en prélude suivie du M’saddar, un mouvement lent et majestueux puis du « B’taïhi », un rythme moins lent que le M’saddar. Vient ensuite l’Istikhbar, improvisation vocale et instrumentale à rythme non mesuré puis le « Dardj », un mouvement aussi lent que le M’saddar et au rythme plus léger que le B’taïhi. Viennent ensuite « l’Inciraf », un rythme légèrement boiteux accompagné de Khlass (ou Mokhloss) au tempo vif. La khardja ou « sortie finale » est exécutée à un rythme vif et dansant. L’Inqlab est un autre mouvement qui peut parfois remplacer la Touchia en ouverture.
A Constantine, les musiciens emploient pour le M’saddar un rythme qui leur est propre qu’ils appellent le Mourabba’a. La suite algérienne n’a, en réalité, pas plus de trois rythmes malgré la multiplicité du nom de ses éléments. Et jusqu’en 1963 les musiciens algériens croyaient qu’il ne restait que sept noubas (Djaharak ou Djarka, Raml Maya, A’araq, Zidane, Sika, Mezmoum et Mawwal).
Ce n’est que lors du colloque sur la musique andalouse, organisé à Carthage cette année-là, que les quinze modes algériens ont pu être définis avec précision et les morceaux répartis entre les différents modes.
Cette musique, dans son âge d’or, était composée de vingt quatre modes différents pour les vingt quatre noubas qui correspondent aux vingt quatre heures de la journée; une nouba par mode et par heure. Chaque nouba se jouait à une heure très précise de la journée. La Nouba « Dil » occupant la première place dans l’ordre chronologique des vingt quatre noubas. Elle se jouait traditionnellement à trois heures du matin.
Quant aux modes, ce sont les gammes dans lesquelles sont écrites toutes les pièces (ou mouvements) appartenant à une même nouba. La Nouba est précisément basée sur l’unité de mode. Le mode est ainsi la façon de disposer les intervalles à l’intérieur d’une gamme. Cette disposition lui donne un caractère immuable.
Il existe sept modes fondamentaux pour l’ensemble des noubas et qui sont les modes Djarka, Zidane, Sika, Mawwal, Raml Maya, A’araq et Mezmoum. La musique arabo-andalouse, à proprement parler, fait partie de la famille des musiques modales, tels les modes anciens, et peut se comparer à la musique grecque ancienne. Elle ignore par ailleurs totalement la polyphonie.
Toutes les notes du « do » au « la » peuvent ainsi être le point de départ d’un mode. Seul le mode de « si » n’existe pas. Les modes ne contiennent aucune altération, c’est-à-dire ni bémols ni dièses, mais cinq tons et deux demi-tons qui sont placés entre des degrés différents, c’est-à-dire entre deux notes. Le mode de « do » est devenu le modèle des gammes majeures tel que le « Mawwal » qui est un des modes fondamentaux. Le mode de Dil va du do grave au do aigu (dans l’octave), le mode Mezmoum, lui, va du fa au fa dans l’octave (c’est-à-dire dans l’aigu), le mode Sika (qui est celui du flamenco et du fado) part du mi pour aboutir au mi dans l’octave.
Cette musique non écrite pour des raisons inconnus et qui, aujourd’hui, suscite une grande controverse entre puristes, attachés à l’esprit traditionnel, et modernistes, soucieux de ne pas la voir disparaître, aurait pu ne plus exister ou presque sans l’abnégation d’un chercheur maghrébin du 18ème siècle. Mohamed El Haïk de Tétouan a en effet réussi à faire l’inventaire détaillé des 721 poèmes du corpus qu’il classa en 11 noubas. Or, selon Christian Poché, musicologue libanais, sans ce travail d’inventaire et de classification, plusieurs noubas auraient été perdues à jamais.
En 1972, le cithariste marocain Salah Cherki publiera à Rabat la liste des 11 noubas dans un texte intitulé « Sur l’élégance dans les règles de l’art et de la musique ».[3]
Mais, beaucoup plus tôt, en 1912-13, dans son étude sur la musique au début du siècle dernier, Jules Rouanet (Encyclopédie Lavignac) avait déjà établi le recensement suivant :
1 – Dil 9 – Rasd 17 – Maya Faregh
2 – M’djenba 10 – Rasd Eddil 18 – Zidane
3 – H’sine 11 – Mezmoum 19 – Esbihan el Kabir
4 – Raml 12 – Maya 20 – Esbihan Essaghir
5 – Raml el Maya 13 – A’araq 21 – El ‘Acheq
6 – Raml el ‘Achia 14 – R’haoui 22 – H’sine Achirane
7 – Ghrib 15 – Djarka 23 – H’sine Asel
8 – Sika 16 – Ghribet el H’sine 24 – H’sine Saba
De toute ces noubas, il n’en existe plus que douze complètes qui constituent le répertoire algérien, ce sont les noubas Dil, Rasd Eddil et Maya (sur le mode Mawwal); M’djenba, Raml et Zidane (sur le mode Zidane); H’sine et Ghrib (sur le mode A’araq); Raml el Maya et Rasd (sur le mode Raml el Maya); Mezmoum et encore Rasd (sur le mode Mezmoum) et enfin Sika (sur le mode Sika). Les trois noubas incomplètes dont il ne reste que l’Inciraf et le Khlass sont les noubas Djarka, A’araq et (Mawwal ?).
Le temps a été « l’ennemi » de cette musique. La moitié de son patrimoine est irrémédiablement perdu pour notre malheur. Alors, il en faut des Maîtres et des chercheurs pour reconstituer l’ensemble de l’oeuvre. Car l’Arabo-andalou est l’expression de la beauté dans toute sa splendeur. Et pour tous les amoureux transis, ce patrimoine mérite d’être porté comme une mission à travers l’histoire.
M.C.B.
[1] « Le soleil d’Allah brille sur l’Occident », Sigrid Hunke, Editions Albin Michel, Paris 1963.
[2] A. Hachlef (Août 1993) livret du disque compact « La Nouba II, Musique Classique Arabo-Andalouse, Mohamed Khaznadji ».
[3] « A propos de nouba… », article de Brahim Mabrouk, paru dans le Quotidien El Watan le 21 Janvier 1998.
L’essentiel des données techniques sur la musique arabo-andalouse dans les deux parties « La brise andalouse, de Médine à Cordoue » et « La brise andalouse souffle au Maghreb » sont extraites d’entretiens avec l’artiste Nassima (Nacéra Chabane) quelques années plus tôt.
Source : frontieresblog.wordpress.com