Dans l’histoire de la colonisation française de l’Algérie, l’une des stratégies les plus constantes — et les plus pernicieuses — fut celle du « diviser pour régner ». Dès les premières années de la conquête, les autorités françaises comprirent qu’au-delà de la violence militaire, leur domination passerait par l’exploitation des lignes de fracture internes à la société algérienne : différences régionales, linguistiques, religieuses ou sociales furent ainsi montées en épingle, exagérées, voire fabriquées de toutes pièces. Parmi les divisions les plus emblématiques : celle entre les partisans de l’Émir Abdelkader et ceux de la révolte de Cheikh Mokrani en 1871.
Cet article propose une lecture élargie de ces clivages, non comme des réalités naturelles, mais comme des constructions coloniales, pensées et utilisées pour neutraliser la résistance, fragmenter la société, et légitimer une occupation de longue durée. Il s’agira également de montrer comment ces divisions ont laissé des traces dans la mémoire nationale contemporaine.
Deux résistances, deux régions, deux lectures historiques
L’Émir Abdelkader (1808–1883), fondateur d’un État algérien dans l’Ouest entre 1832 et 1847, reste une figure centrale de la résistance organisée contre la colonisation. Inspiré par le soufisme, stratège militaire et homme d’État, il mena une lutte farouche contre l’armée française avant de se rendre pour éviter des massacres supplémentaires. Sa stature religieuse et intellectuelle lui valut l’admiration d’ennemis et d’alliés, et il conserva un grand prestige même après son exil à Damas.
En revanche, la révolte de 1871 menée par Cheikh El Mokrani et Cheikh El Haddad (chef de la Rahmaniyya), fut une insurrection massive et populaire qui mobilisa plus d’un tiers de la population, principalement en Kabylie orientale. Brutalement réprimée, elle entraîna la déportation, l’expropriation et la marginalisation de nombreuses tribus kabyles. Contrairement à Abdelkader, Mokrani n’aspirait pas à fonder un État structuré, mais répondait à l’injustice coloniale et à la provocation d’une administration arrogante, notamment après la défaite française de 1870 face à la Prusse.
📌 Contexte politique : Adolphe Crémieux et les prémices de la révolte
Cette défaite militaire précipita la chute du Second Empire et l’avènement d’un nouveau pouvoir républicain, plus radical, connu sous le nom de Gouvernement de la Défense nationale. Parmi ses membres figuraient plusieurs figures influentes, dont Adolphe Crémieux, ministre de la Justice. Crémieux, juriste et militant pour l’émancipation des juifs, signa le décret Crémieux le 24 octobre 1870, qui accordait la citoyenneté française pleine et entière à tous les juifs d’Algérie.
Si ce décret marquait une avancée pour une minorité, il fut vécu par les élites musulmanes locales comme une injustice profonde : les musulmans restaient exclus de la citoyenneté et soumis au Code de l’indigénat. Dans un contexte où les chefs traditionnels voyaient leur autorité minée, leurs soldes supprimées, et leurs privilèges administratifs effacés, ce geste fut perçu comme un signal clair d’exclusion et de déclassement.
Quoique Adolphe Crémieux n’était pas sioniste — ce mouvement politique structuré ne se formalise qu’après sa mort — mais il fut le fondateur de l’Alliance Israélite Universelle (AIU) en 1860, une organisation créée pour promouvoir l’émancipation des juifs à travers l’éducation et leur intégration dans les sociétés nationales. Bien que l’AIU se réclamât de l’assimilation républicaine, elle jouera ultérieurement un rôle dans la diffusion culturelle du judaïsme occidental et servira de tremplin à certains courants sionistes au Levant et au Maroc.
Crémieux, assimilationniste convaincu, croyait à l’intégration des juifs dans la République française. Pourtant, dans le contexte colonial algérien, ce geste d’émancipation différenciée cristallisa les ressentiments et accéléra la fracture entre colons et indigènes. Plusieurs historiens, notamment Louis Rinn ou Jules Liorel, ont affirmé dès la fin du XIXᵉ siècle que le décret Crémieux constituait un facteur direct de déclenchement de la révolte de Mokrani. Ils soulignent que cette mesure, perçue comme une promotion juridique exclusive au profit des juifs d’Algérie, dans un moment d’humiliation pour les élites musulmanes, a servi de catalyseur à un ressentiment déjà alimenté par l’abolition des soldes et la marginalisation politique des chefs traditionnels. Cette lecture, bien qu’ensuite contestée par certains chercheurs contemporains, reste une référence majeure pour comprendre le rôle symbolique du décret dans le basculement vers l’insurrection.
Une condamnation douteuse attribuée à Abdelkader
La controverse sur le prétendu rejet par l’Émir Abdelkader de la révolte de Mokrani est révélatrice de la manipulation coloniale. Des lettres ont été publiées au XIXᵉ siècle dans lesquelles Abdelkader aurait qualifié les insurgés kabyles de « traîtres », leur refusant toute légitimité religieuse ou morale. Il aurait même prié Dieu d’abattre Sa colère sur eux.
Mais plusieurs éléments rendent ces documents hautement suspects. Le chercheur Bruno Étienne, dans sa biographie de l’Émir, souligne que ces lettres ne comportent aucun sceau officiel, présentent des fautes linguistiques grossières, et surtout un style de condamnation radical étranger au tempérament du chef soufi. Elles ont de surcroît disparu des archives officielles françaises, ce qui renforce l’hypothèse d’un faux forgé à des fins de propagande.
François Pouillon, dans un article publié dans Cahiers d’Études Africaines, arrive à des conclusions similaires : l’absence matérielle de ces lettres, leur incohérence stylistique, et leur contenu caricatural plaident en faveur d’une falsification destinée à opposer les Arabes aux Kabyles.
Ce faux visait à dissuader les Arabes des plaines de rejoindre les insurgés kabyles, en brandissant l’autorité morale d’un héros religieux pour délégitimer une autre forme de résistance. Or, comme le rappelle l’historien Yahi Boudjellal, rien ne prouve qu’Abdelkader ait jamais pris position contre la révolte de 1871, d’autant qu’il vivait alors en Syrie, éloigné de la scène algérienne. Bien au contraire, plusieurs témoignages indiquent qu’il aurait intercédé auprès des autorités tunisiennes en faveur des réfugiés mokraniens.
Une stratégie coloniale d’opposition instrumentalisée : le cas kabyle
Les autorités coloniales françaises ont très tôt compris l’intérêt politique d’exploiter les différences internes à la société algérienne. Dès les premières décennies de la conquête, elles mirent en œuvre une stratégie visant à fragmenter le tissu social pour mieux asseoir leur autorité. Cela passait notamment par la production de discours différentialistes, fondés sur une opposition artificielle entre groupes linguistiques, religieux ou géographiques.
L’un des cas les plus emblématiques est celui des populations kabyles. Les Français, et en particulier les officiers des Bureaux Arabes, ont construit un récit valorisant certains aspects réels ou supposés des structures sociales kabyles — démocratie villageoise, esprit de liberté, travail de la terre, attachement à la famille — en les opposant aux Arabes des plaines, décrits comme fanatiques, nomades et soumis à des marabouts. Ce récit, connu sous le nom de théorie différentialiste ou parfois de discours colonial sur la Kabylie, ne nie aucunement l’existence réelle d’une culture kabyle riche, plurielle et autonome. Au contraire, il détourne cette richesse pour en faire un outil de domination.
L’objectif n’était pas la reconnaissance culturelle, mais la fragmentation politique : diviser la société indigène en « bons Kabyles » assimilables et « mauvais Arabes » résistants, afin de faciliter la pénétration coloniale. En érigeant la Kabylie en exception supposément plus proche des Européens, la France entendait neutraliser l’Est du pays, tout en justifiant une politique plus répressive dans l’Ouest ou le Sud.
Comme l’ont souligné des historiens comme Charles-Robert Ageron, Mahfoud Kaddache ou Benjamin Stora, ce récit a eu un effet durable sur les politiques éducatives, administratives et militaires de la France en Algérie. Il a aussi semé une forme de méfiance mutuelle, encore palpable dans certaines fractures mémorielles contemporaines. Ce qu’il faut retenir ici, c’est que cette politique ne reflétait pas la réalité des peuples algériens, mais un besoin stratégique colonial de séparer pour dominer.
Ce que n’est pas le « mythe kabyle »
Le terme « mythe kabyle » ne nie pas l’existence ou la légitimité d’une culture kabyle distincte.
Il désigne la manière dont la colonisation française a construit une image instrumentalisée des Kabyles, en exagérant certains traits supposés (modernité, laïcité, démocratie) pour mieux les opposer aux autres composantes du peuple algérien. Cette construction n’a jamais eu pour but de reconnaître ou de respecter les Kabyles, mais de les utiliser comme levier dans une stratégie de division.
Héritages et fractures mémorielles
L’indépendance en 1962 n’a pas suffi à effacer ces lignes de fracture. Si Abdelkader est unanimement reconnu comme une figure centrale du nationalisme, la mémoire de Mokrani, longtemps marginalisée, a été réhabilitée depuis les années 1980 comme celle d’un martyr de la résistance populaire. La Kabylie reste une région à forte conscience politique, marquée par sa participation décisive à la guerre de libération, mais aussi par une quête d’expression culturelle souvent perçue comme suspecte ou mal comprise par les centres du pouvoir.
la Bleuite Originelle
Mon opinion, Reconnaître cette manipulation, ce n’est pas nier les différences internes au pays : c’est au contraire les réconcilier dans un projet commun qui refuse les héritages toxiques de l’oppression.
Il est d’ailleurs frappant de constater que la révolte de Mokrani ait éclaté précisément au moment où un nouveau pouvoir républicain — dirigé notamment par Adolphe Crémieux — consolidait un ordre colonial fondé sur l’exclusion juridique des musulmans et la fracture confessionnelle. Cette coïncidence historique, entre insurrection populaire et décret d’émancipation différenciée, mérite d’être interrogée.
Et si le faux désaveu attribué à l’Émir Abdelkader vis-à-vis de la révolte kabyle n’était pas qu’une manipulation coloniale… mais la première esquisse d’une “bleuite” avant l’heure ? Une tentative prématurée d’inoculer le doute, la division, et la méfiance au sein même de la résistance algérienne ?
Bibliographie
- Bruno Étienne, Abdelkader, l’isthme des isthmes, Le Seuil, 1994.
- Charles-Robert Ageron, Les Algériens musulmans et la France (1871-1919), PUF, 1973.
- Benjamin Stora, La gangrène et l’oubli, La Découverte, 2004.
- Mahfoud Kaddache, L’Émir Abdelkader et la résistance algérienne, SNED, 1980.
- François Pouillon, « Du témoignage : à propos de quelques portraits d’Abd el-Kader en Oriental », Cahiers d’Études Africaines, n°165, 2002.
- Patricia M.E. Lorcin, Imperial Identities: Stereotyping, Prejudice and Race in Colonial Algeria, I.B. Tauris, 1995.
- Louis Rinn, Histoire de l’insurrection de 1871 en Algérie, Bastide, 1884.
- Sadek Sellam, La France et ses musulmans : un siècle de politique musulmane (1895-2005), Fayard, 1999.
Signé : Hope&ChaDia