Vivre Avec : « Non, l’islamisme n’est pas le problème des seuls musulmans », affirme Nacira Guénif-Souilamas – La menace terroriste favorise-t-elle le repli sur soi et les amalgames ? Les réponses de Nacira Guénif-Souilamas, sociologue et anthropologue.
Le Monde – Publié le 01 avril 2016
La menace terroriste favorise-t-elle le repli sur soi et les amalgames ? Les réponses de Nacira Guénif-Souilamas, sociologue et anthropologue, professeur à l’université Paris-8 et vice-présidente de l’Institut des cultures d’islam
Eve : Les attentats ont-ils exacerbé les tensions identitaires en France ?
Nacira Guénif : Oui, c’est incontestablement le cas. Sachant que le niveau d’exacerbation était déjà très haut, avant même que l’on constate une aggravation et une intensification. Les tensions identitaires ont jalonné toute la décennie précédente, elles ont donné lieu à des revendications identitaires de tous bords, et ont fait l’objet de commentaires et de surenchères, souvent malvenues, qui contribuaient à attiser les tensions. On peut signaler deux dimensions : à partir de 2001, on accentue la communication sur la recrudescence d’actes antisémites, tout en minimisant la montée en puissance, qui ne s’est pas démentie depuis, des actes et des propos islamophobes.
Le Monde : Dans notre appel à témoignages sur la façon dont l’on résiste à la peur, nous avons reçu beaucoup de messages faisant état d’un regard qui a changé, dans le métro notamment, au moment de croiser une femme voilée ou des personnes d’origine maghrébine. Peut-on échapper à ce type de ressenti ?
Oui, il est important d’apprendre à résister, c’est même l’un des enjeux majeurs de la capacité à ne pas céder à tous les dommages collatéraux engendrés par les attentats. Autrement dit : développer le sentiment d’aversion est l’un des objectifs de ce type d’actes, qui n’a pas simplement vocation à produire des victimes, mais aussi à détruire les liens sociaux et à polluer les relations les plus ordinaires.
Bob : Pourquoi nécessairement utiliser ce type de vocabulaire [repli sur soi et amalgames, ndlr] pour qualifier un comportement de peur des gens ? La menace a un visage qui est celui de populations « arabes ». Pourquoi vouloir nier cette réalité ? Détourner les yeux ne résout pas le problème, mais empêche bien au contraire d’en comprendre les causes et d’en trouver des solutions.
Formuler les choses comme « la menace a un visage qui est celui des populations arabes », c’est essentialiser – c’est-à-dire réduire des personnes à une identité supposée dans laquelle on les incarcère – la discussion et les enjeux qui animent l’ensemble de la population, et qui gagneraient beaucoup à ne pas être formulés en ces termes. Cela permet de comprendre la complexité de la situation dans laquelle nous sommes et de ne pas céder à la facilité de la désignation des coupables.
Ju : Dire « pas d’amalgame » n’a pas de sens. Ces attentats ont à voir avec un certain islam qui prend le pas sur les autres partout dans le monde. Faire l’autruche ne sert à rien, et empire le mal, car vous laissez au FN le champ libre. Pourquoi nier le réel et le fait que la société se radicalise, et que la radicalisation est d’abord chez les musulmans ?
Vous faites advenir ce que vous nommez, c’est-à-dire la radicalisation de la majorité des musulmans, en dépit de tout ce que nous savons sur la complexité et la diversité des sociétés musulmanes. Raisonnons par l’absurde : il n’y a pas plus d’un milliard de musulmans qui se sont radicalisés. La radicalisation n’est pas non plus l’apanage de certains segments très limités des populations musulmanes. C’est un rapport au monde, et chacun l’investit soit sous la forme d’une radicalité politique (par exemple les mouvements anarchistes, les révolutionnaires des 19e et 20e siècles…), soit à travers des actes qui atteignent les populations et visent à instaurer un climat de terreur (à commencer par l’épisode de la Révolution française du même nom : la Terreur).
Lohengrin : N’est-ce pas un brin orienté d’intituler le débat d’emblée « résister à la tentation du repli sur soi » ? Le Japon et la Corée du Sud, qui pratiquent « l’entre soi », sont-elles des sociétés en échec alors que nous serions un exemple de réussite (et de vertu) ?
Ça peut sembler étonnant d’aller chercher des exemples aussi lointains, au risque de l’exotisation, lorsqu’on discute des réalités que nous avons pu observer ces dernières décennies en France et en Europe. Par ailleurs, ces sociétés (le Japon et la Corée du Sud) ne sont peut-être pas aussi fermées qu’on le suppose.
Lohengrin : Existe-t-il vraiment des lieux où le « vivre ensemble » n’est pas juste un fantasme inatteignable ? En Afrique du Sud, la fin de l’apartheid ne signifie pas la fin de la séparation de fait. Aux Etats-Unis, le communautarisme est assumé. En Yougoslavie, on a vu le résultat du partage d’un territoire entre plusieurs ethnies/religions. Et même en Belgique, entre flamands et wallons, il n’y a pas de « vivre ensemble », mais du « vivre à côté l’un de l’autre ». N’est-ce pas juste une idéologie utopiste que d’y croire encore ?
Bien sûr, c’est un horizon des possibles. La question est de savoir si on l’embrasse ou si on le récuse, et dès lors qu’on l’embrasse, on s’efforce de le faire advenir : c’est l’œuvre de toute une vie et d’une mobilisation de tous et toutes.
Zakaria : Français et arabe, parfaitement « intégré » même si je déteste ce mot. Je suis cadre supérieur dans une multinationale sur Paris. Je dois faire face aux regards et au racisme passif et latent de nos institutions et de mes compatriotes, que ce soit dans la façon dont la police me traite ou lors d’une réunion parents-profs. Pourtant, voilà, je suis chrétien, mais les autres me renvoient à ma couleur de peau. J’ai la couleur de l’ennemi actuel que les médias se plaisent à peindre. De mon avis, l’échec vient de l’Etat même et de lois contre les discriminations qui sont inadaptées. Il faut regarder la réalité en face avec des statistiques. Qu’en pensez-vous?
Zakaria, vous résumez parfaitement l’équation à résoudre : continuer à assumer ce que l’on est et ce que l’on aspire à devenir. Et en même temps assumer pleinement un rôle dans une société qui doit apprendre à ne pas juger et condamner en raison de la couleur de la peau. Le pire qui puisse arriver dans ce type de situation est de penser qu’on est seul et isolé : votre expérience résonne sans nul doute avec celle d’une multitude anonyme aujourd’hui en France. Parvenir à nommer et à interpeller les niveaux auxquels il faut imaginer les solutions est décisif pour lutter contre la tentation du repli et du découragement.
Guillaume : Pourquoi ne pas assumer que l’islamisme est avant tout un problème qui doit être réglé par les musulmans eux-mêmes ? Il y a chez certains musulmans un refus de reconnaître les terroristes comme étant une composante de leur religion. Pour combattre efficacement son ennemi, il faut savoir le nommer.
Il y a deux points qu’il faut à la fois distinguer, mais lier, dans les réponses : non, l’islamisme n’est pas le problème des musulmans, c’est la résultante d’une dynamique géopolitique très complexe dans laquelle la France, comme d’autres Etats, joue un rôle. Cela n’est pas un produit exogène d’une bouffée délirante de quelques excités. C’est le produit direct d’une politique d’Etats qui ont joué avec le feu. Par ailleurs, les musulmans les plus conscients et les plus engagés n’ont pas attendu qu’on les somme d’agir pour intervenir au sein de leur entourage et avec les moyens qui étaient et sont les leurs pour contester, minimiser, réduire, l’influence d’un extrémisme politique violent. D’ailleurs, ils le font souvent dans le silence et l’indifférence la plus totale.
Rasti : Je ne me sens pas devoir m’ouvrir à des gens voilés des pieds à la tête ou qui refusent de serrer la main des femmes. Est-ce que c’est mal (docteur) ?
Heureusement que je ne suis pas dans cette position du docteur ! Par contre, dans les sociétés complexes et hétérogènes qui sont les nôtres, nous ne sommes pas, a priori, censés avoir des affinités avec tous les gens qui nous entourent. Pour autant, nous ne sommes pas non plus en droit de leur manifester notre aversion. Comme le dit Wendy Brown « l’enjeu est de parvenir à réguler l’aversion ». Cela n’est pas simple, mais c’est possible, et c’est même devenu nécessaire. Personne n’exige de vous de vous ouvrir à une personne voilée, mais rien ne vous autorise à lui signifier de façon explicite votre rejet. C’est cela, l’espace public.
Khessaba : J’ai 37 ans et suis Française de parents nés en Algérie. Par chance, je ne me suis jamais sentie autre chose que Française, je n’ai pour ma part jamais ressenti de racisme. Je suis aussi musulmane, je porte le voile, je travaille… pour moi pas d’incompatibilité. Je transmets cela à mes enfants, se sentir français quoi que les autres pensent, être fier d’être français et musulman… et j’espère ainsi leur éviter de sombrer dans le communautarisme, l’entre soi. Je n’ai pas la prétention d’avoir votre analyse, Mme Guénif, mais ne pensez-vous pas que c’est la détestation de soi, le fait de ne pas savoir qui ils sont (ni « français » ni « arabe ») qui poussent ces jeunes au pire ? S’ils ne sont pas capables de ressentir de la fierté, de l’amour vis-à-vis d’eux-mêmes, comment ressentir tout cela pour les autres ?
Khessaba, vous illustrez de façon convaincante – si je peux me permettre – le long et passionnant travail que l’on fait sur soi pour découvrir qui l’on est. La difficulté réside dans le fait que tout le monde n’est pas également mis dans une position pour aboutir aussi facilement à cette harmonie. Les jeunes gens dont on parle, peuvent être effectivement amenés à surmonter la haine de soi par la haine de l’autre. Pour autant, il ne faut pas minimiser le contexte social, politique, géopolitique qui les amène à s’identifier si loin de ce qui pourrait leur permettre de se réaliser.
RFID : Bonjour, quand vous dites que l’islamisme est « le produit direct d’une politique d’Etats qui ont joué avec le feu », à quels Etats faites-vous référence ?
Je fais référence à tous les Etats impliqués à la fois dans la recomposition du monde depuis la fin de la Première Guerre mondiale et, au lendemain de la fin des empires coloniaux, qui se sont recomposés dans un contexte beaucoup plus centré sur l’influence et le partage des richesses, plutôt que la souveraineté directe. Le démantèlement de l’Empire ottoman n’est pas étranger à ce qui se passe aujourd’hui dans la région où sévit l’organisation Etat islamique, et évidemment on ne peut pas comprendre les conséquences de ce démantèlement si on ne suit pas précisément ce que les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France, ont continué à entreprendre dans cette région.
Nour : Comment expliquer qu’en France, la parole publique des imams soit rarissime ? Ils pourraient avoir un rôle bénéfique pour justement éviter un repli sur soi et promouvoir une plus grande ouverture.
Les imams sont soit instrumentalisés, soit n’ont pas la possibilité de se former correctement et donc de prendre place dans le débat public, à égalité avec d’autres interlocuteurs. Beaucoup de personnes proches de la culture musulmane, ou identifiées à celle-ci, déplorent le niveau parfois indigent des expressions publiques de certains porte-paroles (imams ou autre), qui répondent à des convocations sur les plateaux par des autorités publiques qui leur sous-traitent la bonne parole. Ce sont des manœuvres de diversion, qui dispensent les responsables politiques d’assumer de façon plus directe le dialogue sur ces questions-là.
MZ : Où tracez vous la ligne entre une vigilance accrue, presque citoyenne, et le risque du repli sur soi ? Pensez-vous que toute modification de nos habitudes de vie est une défaite face au terrorisme ?
Les deux termes de la question sont intéressants, dès lors qu’ils sont traités de façon responsable. La vigilance accrue ne vise pas à aggraver la stigmatisation des populations supposées coupables, mais, au contraire, à prêter une véritable attention aux autres et notamment aux causes réelles qui précipitent des individus dans des comportements suicidaires.
La modification de nos habitudes pourrait être une bonne nouvelle, si elle consistait à être moins indifférent et plus enclin à rencontrer à la fois le monde qui nous entoure et les idées qui peuvent sembler parfois déroutantes, mais qui nous aident à penser le monde dans lequel nous sommes et donc à y agir pour l’améliorer. Pour donner un exemple : je pense à la façon dont le terme « islamophobie » est constamment conspué, alors qu’il décrit une réalité qu’il y a urgence à admettre pour y remédier.
Le Monde